JM à JR (Fresnes 48/09/26)

 

Dimanche 26 septembre 1948

Ma chérie,

Ma cellule pue le pétrole car j’ai fait désinfecter ce matin ma nouvelle paillasse où les punaises avaient élu un domicile somptueux et je vais dormir dans les émanations de Bakou mais, pour une fois, sur une couche sinon confortable du moins un peu plus molle, ce qui ne m’est guère arrivé depuis quatre ans. Il me semble que je serai ahuri quand je retrouverai un lit. Comment se peut-il qu’on couche sur des ressorts ? Et sur des matelas ? De laine ou crin ! C’est un plus.

J’ai vu ma mère au parloir, alors que je t’attendais ! J’espère qu’on t’a fait la commission pour les B. d’Or. Je voudrais profiter du temps encore libre pour mettre au point le brouillon. On ne se relit jamais assez. Et de six mois en six mois, on rode jusqu’au point de satisfaction.

Ma mère m’a fait de grands compliments de toi. Je lui ai dit bien plus. Elle en a rajouté. J’ai surenchéri. et je n’ai pas dit le centième de ce que je pense. Pas d’orgueil ! Les compliments sont comme l’eau fraîche, nécessaires tous les jours.

Tes fleurs tiennent encore. Bon moral ces reines-marguerites. Comme leur patron. Jusqu’au bout, et par delà encore.

Réponds-moi au sujet du Palais. Je voudrais savoir si le dossier est toujours chez le juge. J’espère que oui. Sinon F. m’aurait prévenu.

Au fond, pas d’inquiétude. J’ai si peu de soucis. Uniquement celui de te retrouver bientôt. Il semble que c’est demain, ce soir. Ces années auront passé comme un éclair. Ma mère était toute confiante. Elle m’a rapporté de bons propos. J’enregistre également tout ce qu’on t’a dit du côté de l’aviation. Tout cela pourra servir sous peu.

Donc, je m’en vais me coucher et mettre ma tête sur la peau de mouton en pensant à Jeannette. Bonsoir fillette. Tu es comme un printemps fidèle. On est heureux contre ta tempe.

Il m’a fallu aller déplacer un broc plein d’eau et le poser sur un certain trou car les rats bouffent mon plancher. Ils sont énormes, des demi-chats. Mais on est si tranquille au milieu de cette faune. Ma conscience est pure. Gros baisers.

Lundi.

Bien reçu colis (parfait) et lettre (parfaite, si gentille, tout juste ce qu’il faut). Vérifie Palais. Comme je te le dis plus haut le dossier doit être encore à l’instruction. Voir F. s’il le faut. Savoir quelle suite a été donnée à mon pneumatique du 20 août. Surtout ne rien presser.

Les évènements tournent à une cadence dont nous ne voyons pas nous même la rapidité. Nous serons tout surpris dans peu de temps de voir combien tout cela a été court. Il s’agit d’utiliser le temps qui nous reste pour produire des œuvres constructives. De la sorte rien de perdu.

La chaleur est revenue aujourd’hui. Voilà que nous rentrons à nouveau dans l’été. Je quitte chandail et robe de chambre (Envoie-moi un peu de laine grenat pour raccommoder mon pull-over, c’est un grenat presque rouge tirant sur le lie-de-vin).

Je suis content que mon sujet de pièce te plaise. Je le mets lentement sur pied. Il faut que le sujet soit très mûr. [si d’occasion, et pas cher, tu trouves « Les trente-six situations dramatiques [1] » de Georges Polti, prends-le. C’est une des meilleures études sur l’art dramatique qu’on ait écrit. Et elle contient pas mal d’idées].

Naturellement, les gens n’y comprendront rien à ma pièce. Ils ne comprennent rien à rien. S’ils avaient compris quelque chose à quoi que ce soit, ils seraient tous ou en prison ou en monarchie. Sortis de leurs comédies bourgeoises (adultères ou cochonneries spéciales), de leurs drames larmoyants, de La Porteuse de pain [2] ou du Contrôleur des Wagons-lits [3], ils ne comprennent pas, ils subissent. De temps en temps, ils sont sensibles à la mauvaise musique : Manon, Werther, Faust. Quels sont les succès de librairie ? Les pornographies sensationnelles : Miller, Ainsi soit-il (dont l’auteur est ici), J’irai cracher sur vos tombes. Quel est le grand auteur dramatique moderne : le juif Bernstein [4] qui leur a offert un tas de pièces stupides sur des questions sexuelles. Les gens n’ont jamais vu que tous les personnages qu’on leur montrait étaient juifs. On leur a fabriqué un ghetto. Ils ne lisent rien, ni Racine, ni Molière, mais Samedi Soir, La semaine de Mimi ou Franc-Tireur. Ils ne pensent qu’à la motocyclette ou au bon restaurant et ils n’apprécient un bouquin qu’après la critique. Incapables de découvrir, de sentir, de penser. Il faut qu’on leur montre, qu’on leur dise : voilà du blanc, voilà du noir. Aveugles, bouchés, tortues pédestres, européens, pas sortis de Trou-sur-Chose, s’imaginant toujours le nombril du monde, Descartes et la lune, Rousseau et la Révolution. Et ça prétend en remontrer à Dieu le Père. Tout concierge en sait davantage que l’académicien (qui ne sait même pas compter jusqu’à quarante). Exemple : demande à cent personnes, à brûle-pourpoint dans la rue, les trois principales œuvres de Descartes ? Allons, répondez ! Cinq pièces de Racine ? Je vous écoute ! Trois pièces de Corneille ? Qu’entends-je ? Le titre d’un roman de Voltaire ? S’il vous plait. Qui est Stendhal ? Comment ? Un vers de Musset ? Le titre d’une pièce de Beaudelaire ? Qui est l’auteur d’Hernani ? De quel sexe est Le Pirée ?

Ils ne savent rien. Rien de rien. Rien du tout de rien du tout. C’est pourquoi ils sont incapables de discerner entre le mensonge et la vérité.

21 h.

À tout prendre, ceux qui savent ne savent pas grand-chose non plus. Et celui qui aurait avalé le dictionnaire ne saurait rien du tout. Et même celui qui saurait un peu plus. Et tu sais bien davantage avec ton bon sens que beaucoup d’académiciens. Et Frédéric, avec ses joues superbes, est beaucoup plus près de la science absolue que nombre de pédants. Car le savoir est surtout de bonne humeur (le gay savoir). La science de la vie n’est que de joie, joie ravie, acquise à force de simplicité. C’est très difficile, ou tout naturel.

On nous annonce ce soir que les difficultés les plus graves surgissent à propos de Berlin. Tout se déroule comme prévu. Je le sais depuis longtemps. Churchill annonce depuis quelques mois que la guerre sera là avant la fin de l’année. Doublée sans doute de révolution (ou contre-révolution). Je persiste à penser, contre l’avis de tous, que les Russes ne viendront plus ici maintenant. Trop occupés ailleurs, et trop démunis de pétrole. C’est le Moyen-Orient qui sera le grand théâtre des opérations.

À cette heure, un défilé de tanks s’entend sur la route, à trois cents mètres. Ça recommence. Nous sommes une génération vernie.

À bientôt te lire, te voir, t’entendre. Mais, pour ce soir, déjà t’embrasser. Plus que jamais.

J.

[1] 36 situations dramatiques : théorie proposée par Georges Polti (1867-1946) selon laquelle il existe, pour tout type de scénario, 36 situations dramatiques de base avec, pour chacune, les rôles ou « éléments dynamiques indispensables » qu’elle implique. Ainsi par exemple, la situation « Implorer » demande un Persécuteur, un Suppliant et une Puissance indécise. Les Situations sont ensuite détaillées en nuances (« Fugitifs implorant un puissant contre leurs ennemis »), et pour chaque nuance sont donnés des exemples dans le théâtre de toutes les époques et tous les continents, les contes, le roman ou la vie réelle. Polti a catalogué plus de 1 200 œuvres. Les Situations ne sont cependant pas des catégories bien tranchées puisque certaines nuances d’une Situation peuvent toucher à une autre Situation. Ainsi on peut « augmenter l’horreur » de la situation 17 « Découvrir le déshonneur des siens » avec la Situation 3 « Venger un crime » et ainsi aboutir à la situation 4 « Venger un proche ». Ainsi encore les Situations 15 « Adultère meurtrier » et 25 « Adultère ». Par ailleurs la même œuvre peut être rangée dans deux Situations distinctes (Hamlet est à la fois cité dans la Situation 4 et la Situation 13).
[2] La Porteuse de pain est un roman-feuilleton de l’écrivain français Xavier de Montépin, paru d’abord dans Le Petit Journal à partir du 15 juin 1884. Il connut un important succès populaire et fut réédité et adapté à plusieurs reprises pour le théâtre, le cinéma et plus récemment pour la télévision.
[3] Le Contrôleur des wagons-lits : film franco-allemand réalisé en 1934 par Richard Eichberg.
[4] Henri Bernstein (1876-1953) est un dramaturge français du théâtre de boulevard. Il devint célèbre en 1906 grâce au succès de son drame bourgeois Le Voleur.