JM à JR (Fresnes 48/10/03)

 

Dimanche 3 octobre 1948

Ma chérie,

Moi, c’est tous les samedis que je voudrais te voir au parloir. Un mois, c’est trop long. Une fois que j’ai décidé où appuyer mon affection, j’aime voir la personne qui répond avec tous ses yeux et ses sourires. Et voilà qu’il nous faut toujours attendre. Patientons. N’attendons pas pour être patient.

J’ai un rat qui gratte dans mon plancher. Il est comme le souvenir, ou la présence souterraine de quelque chose qui s’acharne, ou comme un espoir, ou comme l’impuissance d’un adversaire. Beaucoup de détenus élèvent des souris blanches. On les fait tourner dans des roues de carton, monter sur des échelles à barreaux d’allumettes. Tout une faune d’amis et d’ennemis. L’ennemi est toujours noir, l’ami rayonne de blancheur.

Bien reçu ta lettre et ton mandat. Je voudrais te gronder avec une voix énorme. Je ne veux pas que tu m’envoies d’argent ! Tant pis pour ma corpulence qui se réduira à de justes proportions. La graisse est une inconvenance notoire en ces temps restrictifs. Et je n’y peux rien. Un verre d’eau me gonfle. Une pensée de joie m’épanouit. Une seule fleur me distend et fait craquer mon gilet et je me développe formidablement à tout refuser.

Je vais tâcher de m’élever jusqu’à un monde sans rats ! Sans tribunaux non plus. Sans guerres et sans révolutions. Mais non point sans compagne dévouée et parfaite qui soit tout le réconfort, tout le bonheur lentement mûri.

J’espère recevoir de toi le renseignement sur le Palais. Si le dossier est encore ailleurs, attends le parloir pour que nous en parlions.

Es-tu d’accord pour l’Océanie ? Les Tuamotu ? Ou les Marquises ? Ou Samoa ? La cueillette du coco, l’arbre à pain, la pèche des huîtres perlières, la confiture d’ananas, le paréo, les vents alizés, la case à Gauguin, et même mieux : une belle maison en pierres, un beau bateau taillé pour le tour du monde, et des voyages partout avec tous les enfants, ou sans eux. Va pour l’Océanie. Après les prochaines années d’affaires, car l’astrologue me prédit dès 1949 une fortune constante pendant le temps qu’il faut pour réaliser un honnête capital. Et nous avons mieux encore que l’astrologie…

Le destin des hommes est curieux, mouvant comme la mer, tantôt calme, tantôt tumultueux, tantôt riche, tantôt misérable. Il importe d’être aussi sage dans l’abondance que serein dans l’adversité car cette épreuve n’est que la marque de la sollicitude de la Providence qui cherche à nous guérir de nos faiblesses. Il est beaucoup plus difficile de traverser le bonheur sans tomber dans l’ivresse des plaisirs que de se garder de toute indignité au moment du danger. La terre entière pourrait éclater que je continuerai à sourire et à me reposer sur l’éternité de l’Esprit.

Je t’embrasse mille fois parce que tu as le cœur si bon qu’on ne saurait trop l’honorer et que tu es la plus sainte fille du monde, et la plus sensée, et la plus simple, et la mieux aimée. Bonsoir. Très gentil bonsoir. On t’assure de notre estime et de notre sensible dévouement.

Lundi.

Voilà deux bonnes nouvelles photos et une ancienne que j’attendais avec joie, et une excellente lettre, et un magnifique colis. Bravo, merci, mille baisers.

N’oublie pas vendredi de lire l’Orestie. Je suis embêté. J’ai oublié de commander de la pâte dentifrice à la cantine et il me faut attendre huit jours pour le moins avec ces interdictions. Et puis fini le vade-mecum de bouteilles. Quelle barbe ! La laine grenat va très bien.

Je n’ai plus de punaises. Par contre les rats font un de ces sabbats ! J’ai cherché à intéresser à mon sort la chatte de la division. Elle a guetté pendant ½ heure devant le trou où ces bougres se faufilent. Espérons que ce soir elle voudra bien revenir. Je me fortifie dedans ma carrée en bouchant mon plancher avec du plâtre mêlé de verre pilé. Mais ils bouffent tout. Il y a deux ans j’étais encore plus assailli. Ils couraient la nuit dans ma cellule et l’un d’eux m’a réveillé un soir en me passant sur la figure.

Mais c’est si peu de chose, à côté de tout. Il parait (c’est ce qu’on m’a annoncé cet après-midi) que nous allons rentrer dans un cycle d’évènements terribles. Et moi qui vit dans le merveilleux, dans cette douceur absolue d’une existence sacrée ! On passera à travers tous ces cauchemars comme nous avons déjà franchi tous les autres, et nous aboutirons à la rive dorée.

Ce soir j’ai bouclé la fenêtre. Il fait déjà un peu froid. Il est sept heures. On vient de me boucler et l’on est si tranquille avec une porte qui s’ouvre par le dehors pour nous éviter toutes tentations frivoles. Voilà comment il faut traiter les poètes. Un cahier de papier blanc et deux tours de clef. Travaillez, messieurs, avec sérénité. Vous êtes des vieux retirés du monde. Déversez sur ces feuilles vierges votre fleuve de vie.

Je ne veux pas rêver à des images : cheveux tordus, puis dénoués, boucles d’oreilles ramassées d’une main hâtive, cher visage qu’on enfouit dans l’épaule, sanglots trop comprimés par l’attente et douceur des yeux qui s’estompent quand passe la vague d’amour. Les images sont des précisions trop temporelles, trop fictives. Il nous faut mieux. Un courant qui suit les battements de deux pouls au même rythme jusqu’à ce que les murs s’évaporent et que l’on franchisse des abimes, de multiples obstacles de haine vieillotte. Nous sommes au point où les murailles des bourreaux vont se refermer sur eux-mêmes et nous reprendrons la grand route avec des chansons fleuries. Et nous tâcherons d’aider les hommes à vivre en leur montrant les dangers passés et en combattant pour un avenir plus sain. Un seul ennemi : la haine et ses dérives. Et toute haine vient de l’ignorance.

En pensant que des communistes vont venir ici me remplacer, j’ai déjà envie de les consoler, de les gracier et de les libérer. Libération pour tous ! Pourquoi ? Pour quoi aboutira cette guerre idiote ? Est-ce que le monde ne pourrait pas comprendre la valeur salvatrice du travail en commun ? Une communauté d’hommes disciplinés où les meilleurs ont les responsabilités, où les plus faibles sont soutenus. C’était cet admirable moyen-âge chrétien, si méconnu, si méprisé, si riche en grâce de toutes sortes.

Le procès de mes camarades de la Cagoule [1] a débuté aujourd’hui. Ce sont des types épatants, courageux, intelligents, dévoués. Je ne cesse de penser à eux avec amitié. Oh, ils ne risquent pas grand-chose. Dans quelques jours toutes ces infamies seront terminées. Je suis tout à fait persuadé que le Père Noël sera très gentil cette année.

Tu sais que je regarde avec beaucoup d’affection toutes les photos des champs et je m’en imprègne. Je pourrais presque écrire le roman de vos vacances.

Tu viens samedi. Tu viens samedi. Tu viens samedi. Tu viens samedi. Tu viens samedi. Tu viens samedi.

Viens vite avec des phrases fraîches. J’entends souvent trop de choses affreuses. J’ai besoin de quelqu’un qui aime la vie et qui ne connaisse rien d’autre que la bonté. Je t’embrasse.

J.

[1] La Cagoule est un groupe d’extrême droite actif dans les années 1930 en France. Originellement nommé Organisation secrète d’action révolutionnaire nationale (OSARN) par ses fondateurs, puis abrégé OSAR, le groupe est devenu dans la presse Comité secret d’action révolutionnaire (CSAR) suite à une faute dans un rapport d’informateur. Dirigée par Eugène Deloncle et plusieurs anciens membres de l’Action française, la Cagoule promeut ouvertement une action terroriste, qui lui vaut son surnom. Anticommuniste, antisémite, antirépublicaine et proche du fascisme, la Cagoule voit plusieurs de ses membres se rallier au gouvernement de Vichy après l’armistice de 1940. Le procès de la Cagoule eut lieu en 1948. La plupart des Cagoulards sont acquittés, les plus compromis sous l’Occupation sont condamnés aux travaux forcés. Eugène Schueller, alors patron du groupe L’Oréal, un soutien inconditionnel d’Eugène Deloncle et de Marcel Déat, collaborationnistes notoires, n’est cependant pas inquiété à la Libération, ayant donné des gages à la résistance, comme au régime de Pétain, ce qui lui permet de mettre Louis le fils de Deloncle à l’abri des poursuites.