JM à JR (Fresnes 48/10/18)

 

Lundi 18 octobre 1948

Ma chérie,

Comme je n’avais pas de lettre de toute la semaine après n’avoir pas eu de visite samedi, je me désespérais en faisant mille suppositions. Mais la vie est ainsi faite que les choses ne vont jamais aussi bien qu’on l’espère et aussi mal qu’on le craint. Voici ton mot du 14 qui me rassure sur tes bonnes intentions, qui te plaint de l’amère potion que je t’ai infligée, qui veut bien convenir qu’il n’y avait pas de quoi se casser la tête tous les deux, etc…

Donc, je t’embrasse. Embrassons-nous. Voilà, tout va bien. Il n’en n’a jamais été autrement. Moi aussi je m’endors en Morphée et me réveille tout seul. Quand cette idiotie va-t-elle finir ? Vivement la fuite de ce pays de bandits, de chauvins, d’ahuris ou de braves types impuissants à faire respecter l’ordre. Pourquoi sommes-nous nés Européens ? Car enfin, on aurait très bien pu naître installés dans un coin tranquille. Je déménage à coup sûr. Pas drôle d’être toujours sur un glacis militaire. Bientôt on sera tous Alsaciens-Lorrains, une fois Russes, une fois Anglais. Et à chaque coup on punit les traitres, c’est-à-dire tout le monde.

Après cette digression obligatoire qui ponctue chaque semaine la situation politique, revenons à nos moutons. Je pense que nous allons vers la solution prochaine. Les élections marquent la défaite de l’équipe au pouvoir. Il faudra bien qu’ils se résignent à partir, et assez tôt. Ils ont fait tant de mal. Quand on verra le bilan, on en sera effrayé. Jamais groupe d’homme n’a été aussi nocif contre son propre pays.

Donc ceci nous donne espoir. Attendons. Va au Palais. Je compte sur toi. Je crois que même de ce côté-là, nous n’aurons pas besoin de manœuvrer. Les évènements tournent vite.

Merci d’avance pour les bouquins. Apporte-les samedi.

Le colis est parfait, toujours parfait.

Ai beaucoup travaillé cette semaine. Il faut en terminer avec les poèmes. Mais on doit recommencer beaucoup plus de 100 fois. Boileau est très modeste dans ses conseils. Je crois que je les modifierai jusqu’au bout de la vie. On s’aperçoit toujours de multiples imperfections, après combien de temps ? C’est comme pour nous, il faut se roder aussi. De la sorte, on arrive à découvrir des qualités qui sont toujours enfermées sous des tas de défauts. Ainsi, moi, je suis d’une sévérité, d’une brutalité avec toi ! Quand je pense que j’ai pu faire des reproches à une personne aussi charmante et dévouée. Je suis tout fâché contre moi et me réserve toutes les imprécations que je vouais au hasard qui nous a empêché de nous voir samedi dernier.

Donc, tu viens samedi. Satisfaite, hein ? Je ne crois pas qu’il y ait maintenant un quelconque obstacle. Si ma mère t’oppose quoi que ce soit, rouspète et maintient ton droit. C’est ta place, et non celle de quiconque. Donc viens.

20h.

Panne de lumière. On marche à la bougie. Je pense à toi beaucoup mieux dans la demi-obscurité, avec beaucoup plus d’affection, de tendresse. Tu es une toute petite fille si fragile, si émotive. Personne ne veut te faire du mal, bien au contraire. Tu mérites beaucoup mieux que le monde méchant dans lequel on vit. Et tu auras ta récompense.

Voilà que le papier trop fin me parait tout brouillé. Tu liras entre les lignes.

Du reste, entre nous deux, il faut toujours lire entre les lignes. On ne peut jamais tout dire de ce dont le cœur est plein. Je t’aime beaucoup, beaucoup plus encore que tu crois, et si quelquefois je suis un peu bougon c’est parce que tu ne m’as pas écrit, ou que je n’ai pas assez pensé à toi, ou que je ne t’ai pas vue depuis longtemps, ou que ta photo a de la poussière, ou bien que je pense trop à nous en arrière… etc…

Il ne faut donc pas m’en vouloir.

Mes gros baisers. On ferme les portes. Je n’ai presque plus de bougie car les pannes sont très fréquentes et vais me coucher. Laisse-moi te dire… Non, je ne te dirai rien. Tu sais déjà tout. À bientôt te lire, te voir… etc…

J.