JM à JR (Fresnes 48/10/10)

 

Dimanche 10 octobre 1948

Ma chérie,

Il faut vraiment que j’ai bon caractère, et je te prie d’en convenir, pour supporter avec calme toutes les grosses tempêtes des évènements et les petites tempêtes qui s’agitent sous les crânes. Quelle patience ! Je m’admire ! Quelle sagesse ! Je me félicite de cette obéissance. Ne plus écouter les conflits d’en bas. Quel bonheur de ne plus être victime. Car un prisonnier qui n’aurait pas le secours d’un moral éprouvé aurait pu se casser la tête contre les murs à voir pourquoi les cirons féminins se disputent.

Je sais bien que je suis affligé depuis toujours d’une excellente mère qui s’est empressée tous les jours de brouiller ma vie (je me souviens de la précision avec laquelle elle a fourni aux fifis toutes les indications pour me retrouver rapidement et ennuyer toutes personnes de mon entourage. On n’est pas plus naïf), mais je ne me doutais pas que tu avais autant de nerfs et que tu aurais réagi avec tant de vivacité contre sa dernière maladresse.

Résultat : tu nous as privés tous deux de la seule chose qui fait notre joie. Je crois que pour ma part, il me faut éprouver un peu plus de patience que ceux qui dans la vie du dehors peuvent encore ramasser quelques satisfactions. Mais ne nous plaignons point. Les caractères sont ainsi faits. On ne refait pas les gens. J’attends d’être sorti pour calmer les petites nervosités et te rassurer quant à mes intentions. Je crois que l’inquiétude et la jalousie (surtout non motivée) sont de très vilaines choses qui dévorent leur victime. Moi, à ta place, je ne voudrais pas être mangée.

Ma bougie, qui est la dernière, s’épuise à flots de larmes de cire. Je vais me coucher en te souhaitant le bonsoir et la tranquillité. Et je bois ici toutes les larmes d’amertume que tu as dû pleurer depuis hier pour avoir été aussi vive. Tu es un bébé. Bonsoir.

Lundi.

Bonjour. Tu es un gros bébé, une petite fille capricieuse, volontaire, entêtée, qui a piqué sa petite crise, et pour te punir nous allons t’embrasser. J’ai bien reçu le gros colis qui est toujours parfait. Tout ce que tu me donnes est parfait… sauf tes absences.

Je suis plongé dans un gros travail. Pour cette semaine j’en ai par-dessus la tête. Envoie-moi du papier blanc, assez fin (une quinzaine de feuilles pour le moins) et des plumes. Et aussi de la bougie (merci pour celle de ce matin, elle tombe très bien). Je viens d’essuyer ta photo pour te voir sans taches. C’est du temps où tu me souriais. Qu’est-ce que ça pouvait faire qu’on te charge d’une commission stupide, idiote, que tu n’aurais pas faite, ou qui aurait pris exactement seize secondes ?!! En voilà des nerfs ! Il faut avoir l’esprit large, ne pas buter sur des petits cailloux. Si chacun veut que le monde passe par son trou de serrure ! Moi, ce que je t’en dis, c’est pour te roder. Une femme, pour moi, ne doit pas se laisser picoter par les bêtises de la vie. Qu’est-ce que c’est que cette petite volonté opiniâtre ? Il ne faut pas traiter la vie comme les enfants le font de leurs jouets.

La bonté, c’est tout excuser et de ne jamais réagir devant la maladresse des autres. Sinon on se frappe soi-même. Tu t’es punie, et tu m’as puni du même coup.

Donc, je t’embrasse.

Sur-ce je ne vais pas ce soir te raconter trop d’histoires. Il me faut travailler sur beaucoup de choses qui me semblent pressées car j’éprouve tout à coup le sentiment à une activité puissante. Les évènements y sont-ils pour quelque chose ? J’ai besoin d’une bouteille et aussi de tous les nouveaux poèmes non inclus dans les manuscrits. C’est urgent car d’un côté extrêmement sérieux (et pas du tout là où tu peux craindre, et où tu n’as pas lieu de craindre) on me les demande. Je te mettrai du reste en rapport avec la personne. C’est toi qui t’en occuperas.

Donc, je t’embrasse. Je ne sais plus quand tu viens : samedi 23 en principe, sauf si on te charge d’une commission, auquel cas ce sera moi qui devrais sortir si je veux te voir car, étant donné le grand âge et l’inconscience de la personne, on te chargera toujours de commissions. C’est une manie.

Après deux tasses de thé et des tas de choses inutiles à raconter, me voici de nouveau sur mon papier. Je pense à trop de choses à la fois. C’est que la vie est bourrée d’idées, et substantielles, bourrée d’amour. Car il ne faut pas négliger d’ouvrir grand son vieux cœur méfiant à toutes les bénédictions patientes. Il tombe sur nous des langues de feu. Voici que je pense à toi avec une affection toute nouvelle. Tout est bien dans le meilleur des mondes. Ma pensée est guérie de tout souci. À nous la joie.

On t’embrasse tant que tu le veux. Et tu le veux. Bonsoir chérie.

J.

PS : Écris longuement. Envoie des nouvelles précises. Je t’ai demandé si le dossier est chez le juge ou non. Ne lis-tu pas mes lettres. Parce qu’elles sont trop longues. Bien. Je vais me réduire à quelques expressions ou demandes concentrées et puissantes.