Mercredi 2 mars 1949 [1]
Ma chérie,
Pas de lettres ! Pas de nouvelles ! Depuis samedi ! Que se passe-t-il ? Écris, écris ! J’espère que ce n’est pas ta faute et qu’on va m’apporter trois lettres en retard. La dernière date de vendredi. Elle est rassurante. De mon côté, je sais ici que les dossiers ne vont pas vite. Patientons. Après les élections (dans dix-sept jours) il semble à certains que nous verrons plus clair. On compte beaucoup là-dessus. Nous verrons.
Le moral est excellent. Je ne m’ennuie pas, moi. J’ai des réserves individuelles, moi. Je meuble mon temps avec un travail puissant, moi. Je n’écris pas des lettres où je déplore mes cheveux gris, moi. Où je compte les jours, moi. Je dis, comme dans la Bible, qu’un jour pour l’Éternel est comme mille ans ! et voilà. Donc, c’est demain que nous nous revoyons. Nous ne nous sommes jamais quittés. Il n’y a jamais eu la moindre interruption dans notre unité (union, mariage, intimité, cohésion, entente, harmonie, parallélisme des gestes). Je ne mets pas le moindre petit ennui entre nous, moi, la moindre impatience. Tout arrive dès qu’il le faut, quand il le faut.
J’ai écrit longuement à Leroy hier soir. Pour examiner avec lui les événements du jour. Je crois qu’ils éclairent un peu notre activité d’hier. Si les « libéraux » consentent à examiner un peu nos dossiers avec des yeux justes, c à d. à travers l’histoire réelle de ces dernières années, et non pas à travers leur propre philosophie, ils commenceront à comprendre nos motifs profonds. Pourquoi diable les erreurs de « gauche » sont-elles plus séduisantes que les « autoritarismes » de « droite » ? Peut-être parce que les hommes préfèrent agiter le drapeau sentimental humanitaire, plutôt que le drapeau raisonnable de la discipline. C’est là la sanction de la démagogie. Pour plaire aux masses on leur sacrifie tous les dieux, et aussi toutes les vérités essentielles.
J’ai absolument besoin que tu confies au plus tôt à Leroy le rapport complet E.d.R. Il me faut le modifier. Très urgent (je veux rajouter beaucoup de détails). D’autre part, peux-tu trouver des documents ou un bouquin sur le bouddhisme Zen. C’est une secte très spéciale de bouddhistes japonais. J’avais là-dessus un bouquin qui traînait sur les quais, et qu’on doit trouver d’occasion dans les librairies d’occultisme (voir Dorbon, bd St Germain, Dorbon, son frère, bd Haussmann, Charconac, la grande librairie de la rue Gay-Lussac, les deux de la rue St Jacques, celle de la rue St Sulpice (très importante pour les religions asiatiques) et aussi une librairie du Bd St Germain passé la rue des St Pères à droite en allant vers la rue du Bac (beaucoup de documents sur l’Asie), voir aussi mon ami Coustolle, commis en librairie, place Paul Painlevé). Les bouddhistes Zen sont comme de justes immatérialistes, mais joignent à leur doctrine métaphysique des conceptions hiérarchiques très élevées, en même temps qu’un sens extraordinaire de liberté philosophique, et surtout de liberté des méthodes pour parvenir à l’initiation supérieure. Cela m’est utile pour comparer leur parfait comportement mental avec les agitations sémites bibliques. A étudier sans cesse les Écritures, on s’aperçoit que l’âme sémite est un fleuve remuant qui a entraîné lors de ses détours beaucoup de vérités des religions plus stables. Il faut savoir si le Christianisme n’est pas à la fois le jaillissement naturel de la substance universaliste reçue par le judaïsme, et aussi un accident (les deux peuvent se concevoir), en ce sens que la fleur nouvelle en était imprévue, à tel point qu’elle a bouleversé la synagogue. Or le christianisme me semble avoir sa source en Orient, au plus haut de la sagesse des grands initiés jaunes. Veux-tu bien veiller, si tu trouves un document, que des textes Zen y soient contenus.
Je t’embrasse comme il n’est pas possible, avec toute la retenue pudique des images, mais toute la fougue ruisselante des ardeurs sérieuses. Tu es ma joie, et ma récompense. Veux-tu bien ne pas t’ennuyer.
Tout à toi.
J.
[1] Cette lettre, datée du 3/2/49, est probablement du 2/3/49 ou du 3/3/49 ; en effet il existe une autre lettre datée du 3/2/49 avec l’entête « CM » (Condamné à Mort) alors que le manuscrit de celle-ci porte le code « HS » (Haute Sécurité) qui n’apparaît qu’à partir du 26/2/49 ; la réponse de Jeanne Roux, en date du 5/3/49 semble confirmer cette hypothèse (note de FGR)