Samedi 26 février 1949
Ma petite fille chérie,
J’ai vu Leroy hier matin. Très bonne humeur. Tous les deux, on s’entend bien. Il vient « me changer les idées ». Il faudra que je l’habitue à penser que j’ai trouvé ici le bonheur parfait (non pas à cause de la condition extérieure). Il est évident que l’épreuve est anormale et devra se terminer, mais parce que l’esprit dans lequel nous surmontons l’épreuve nous oblige à démontrer la sérénité, l’absence de douleur et de crainte, et plus encore, car on pourrait tomber dans l’indifférence égoïste : l’amour de la vie, d’une certaine qualité de vie, d’une certaine suprématie. On cherche des mots pour expliquer l’inexplicable. Comme un aviateur qui décrirait son paysage à un piéton. Pas la même optique. Et pourtant, quand l’aviateur redevient piéton… Mais il a vu les objets par-dessus. Nous, on voit la vie par un trou spécial. Les réprouvés n’ont pas d’aigreur. Ils cherchent à s’évader dans le substantiel. Ce sont les prisonniers primaires —les « droitico »— qui veulent briser les barreaux. Nous autres, nous n’avons pas de cesse que nous ayons retrouvé la liberté intérieure sans laquelle aucun homme ne peut vivre décemment. Cette liberté ne s’applique pas pour l’instant aux objets, mais à la patience, à certaines formes de réflexion, à la vie profonde qui exige pureté. On est très heureux d’être pur, de redevenir ce que, petit enfant, on sentait bien qu’il fallait être devant tout un naïf. Il n’y a pas de miracle sans émerveillement. La naïveté est la condition première de l’art, le primitivisme, la simplicité sincère. Ne pas croire au mal, l’ignorer. Donc vivre dans la béatitude de la connaissance. Hier, pendant des heures, avec les enchaînés du coin, nous avons parlé de la peinture italienne. J’ai découvert que depuis 20 ans je baladais en moi une foule de Vinci et de Fra Angelico. Mais voici que je deviens bavard. Fermons la parenthèse).
Lu Le Gala des Vaches. J’aime et j’aime pas. Bonne nature et trop de mots. Drôle et vulgaire. Du débit. Du courage. Bon effet. Doit dilater. Bien pour les anars. Pas pour « ma pomme ». J’ai horreur des malades qui exposent leurs plaies. Moi, sans qu’on s’en doute, je suis un gars à faux-col (je n’en mets jamais, mais c’est le principe) et je rêve d’un costume châtié et luxueux, avec suppression du veston tweed et des braies à l’américaine. Me faut pourpoint et chausses avec du mollet. Les anars c’est pas mon blot. Il est artiste, musical, rythmé. Il dégoise, comme un bon fleuve ; eau fraîche, eau chaude. C’est la mode. On se prend à aimer tout ce qu’on dit. Pourvu que ça remue « l’interlocute ». Mais sans rigueur, sans style. J’aime Corneille, rigide, Homère, jupitérien, Orphée, le grand chant du ciel, Racine, quand il ne grelotte pas, Shakespeare, le menton haut, et pas dans les pièces de cour, dans les déluges, mais sonores, verbaux, non verbeux, verbissimes.
Si tu m’envoyais des poignées de cheveux dans tes lettres ? Une mèche, non, trop romantique. Photo ? Il y a longtemps que je n’ai pas eu l’instantané du coin. Écris. Déroule ta vie. C’est un film, le cœur, on tourne, on tourne, sans arrêt. Dis moi l’imprimé secret, le concentré divin, le sourire qui n’est que pour l’amour. A qui parleras-tu d’amour si tu ne me donnes pas toute la masse de terrain pur à passer au tamis aurifère ? Un amour est roche d’uranium. Il faut gratter, presser, faire rendre le précieux. Je vais dégager la gangue. Décape la scorie.
Tu m’es indispensable comme un ange. Moi, il faut que j’aime quelqu’un tout entier.
Tu vas avoir beaucoup de travail. Urgent ? Je ne sais pas. Vois Leroy (sans doute), indispensable. Veux-tu bien me faire envoyer immédiatement le témoignage Pfannstiell qui est dans le dossier chez lui. J’ai oublié de lui en parler. Qu’il me le poste dès que cette lettre reçue. J’ai besoin de l’insérer dans ce que je vais lui donner. Si quelquefois il l’oublie, qu’il l’apporte à la prochaine visite. Très important. Je lui écrirai peut-être cette semaine, quand l’envie m’en pressera, car je l’aime bien. Il est de ceux qui comprennent un peu mes explosions (c’est difficile à régler un moteur sans soupapes).
Je t’embrasse comme du bon pain, le pain de vie, de la vie toute belle. Tu es la joie que j’ai gardée pour la bonne bouche. Je te ferai des compliments toujours. Les fleurs s’arrosent, les yeux d’amour s’embrassent. On est tout à t’aimer.
J.
PS. As-tu fait ce que je t’ai demandé pour la sœur de B ? Reprends le document.