JM à JR (Fresnes 49/03/04)

 

Vendredi 4 mars 1949

Fille chérie,

J’ai vu Leroy tout à l’heure. Réconfortant. On a des chances. Tout s’éclaircit peu à peu. Encore de la patience et du travail.

Pour du travail, tu n’en manqueras pas. Vu ? Pas mal, hein ?

Pour ses honoraires, il demande 30. Si tu peux lui en donner 10 ou 15 fais le. J’écris à ma mère pour le reste et te dirai la réponse. Dis-moi ce que tu fais, sans te gêner. Je crois en effet que c’est utile. Il dépense son temps. Il mettra aussi plus d’ardeur à réussir (quoiqu’il soit parfait, désintéressé, amical. Je ne pouvais trouver meilleur défenseur).

J’ai reçu ta bonne lettre aujourd’hui. Tu es la meilleure des filles. Elle était nourrie de tant de bonnes choses que j’en ai pour plusieurs jours à la relire. Et surtout entre les lignes. Et à t’imaginer. Et à colorier les mots comme les enfants avec leurs albums. Ainsi je mets pour un jour le je t’aime en rose, puis en bleu, puis en vert. Puis j’y rajoute des : pour ceci, pour cela aussi, à cause de que, parce que tout, sans limites. Puis je fais des phrases : Je t’aime parce que j’ai regardé la montgolfière sur le livre de ma cousine. Il y avait un homme en habit du XVIIIème qui soufflait le feu et l’autre envoyait des confettis. Alors, j’ai pensé au mardi gras, à toi sur les boulevards, aux vitrines des magasins de chaussures, à Frédéric et Colombine —et j’ai soupiré. A cause de cela nous sommes rentrés de bonne heure pour le thé et la brique chaude. Nous avons lu Les Mémoires d’un âne et nous avons joué à la poupée. Ma cousine aime les confitures, mais moi je préfère les autos. Quand je serai grand nous irons dans les bois cueillir la pervenche. Le ciel est joli quand il n’y a pas de nuages gris. Par contre mon cheval s’est tordu le pied. Vive la soupe aux choux. Voilà, je t’embrasse. Puis j’arrange d’autres phrases dans le même genre. On finit par faire un roman. Les chaussons pour enfants ne sont pas plus terribles. Tout bleu pâle et rose machine. Mais toi, c’est plus sérieux.

J’ai lu hier soir un très mauvais machin de Charles Mesnier : Mariages. Du roman bourgeois sérieux avec des filles qui se font déchirer le ventre par leurs époux idiots et qui cherchent leurs satisfactions dans les poubelles. Dire que cette littérature se vend par wagons aux femelles encrassées dans leurs provinces. Résultat : des piquées par centaines de milliers qui ne sauront jamais ce que c’est que l’amour (parce qu’elle l’auront réduit à leur seule sexualité, assouvie ou non).

L’amour c’est donner, et puis donner, et encore donner. Et toujours donner, et ne jamais s’arrêter de donner.

Quoi donner ? Nous rentrons alors dans l’intelligence de l’amour de qualité.

Tout dépend du meilleur de chacun. Plus la personne est élevée, plus ce qu’elle donne est rare.

Le grand amour est la rareté/qualité multipliée par l’abondance.

(Si tu veux bien, nous inscrirons ces phrases immortelles au sommet d’un monument construit tout exprès pour leur passage à la postérité).

Je t’embrasse une fois, c’est à dire, une fois pour toutes, définitivement, tout le temps.

Travaille bien. Pense à nous. Sache que nous sommes de bon poil et fortement décidés à remonter la pente raide rapidement. Il faut en sortir et décidément réaliser sa vie tranquille dans un monde de paix.

Mes gros baisers chéris.

J.