Mercredi 9 mars 1949
Ma fille chérie,
Alors tu travailles au truc ? Passionnant ? Es-tu aussi emballée que notre bon ami ? J’aime beaucoup qu’il ait été touché. Preuve que les arguments ne sont pas indifférents. Moi, j’ai écrit ce que je voyais. Ni plus, ni moins. Débrouillez-vous avec les idées toutes brutes. Et puis, ce document pour moi est dépassé. Je m’attaque à autre chose. J’ai terminé quelques petites babioles et nous allons maintenant penser sérieusement à édifier une œuvre constructive. Je n’aurai peut-être que le temps d’en faire le plan. Mais qui sait ? On peut arriver au 72ème étage. C’est curieux comme la confiance me pénètre peu à peu. Je crois que je vais passer intact à travers l’épreuve. C’est encore peu visible. Mais l’intuition… N’allons pas trop vite. Et surtout je suis prêt à tout. Pas de déception. Pas d’illusions. Le vent tourne. Et tourne bien. Attendons que la voile se gonfle.
Tu ne m’écris pas. Pas de nouvelles de l’affaire. Je crois que rien ne presse. On m’a dit qu’on ne s’occupe pour l’instant que des affaires de juillet dernier. Nous avons donc du temps. Il y a cette très grosse affaire de Toulouse qui est capitale. On jugera là-dessus la détente ou non. Neuf condamnés à mort d’un coup ! Tous fonctionnaires. Voilà un test. Après, on pourra juger.
Tu te plains que je te parle de bouddhisme et tu veux connaître tout ce que je pense ! C’est la curiosité punie. Me crois-tu rempli de rêves licencieux, ou romanesques ? Je suis un homme sévère, plein de pensées positives, étudiant des problèmes ardus, se penchant vers des choses difficiles, n’accordant rien aux plaisirs, se disciplinant dans une réserve prudente. Un bonze chinois ! Pas drôle du tout. Pas le héros de cuisine à brandebourgs pour crinoline. (A propos, je vais y penser à ton scénario. Il faut que je me rappelle le plan, mais c’est de l’amusette à côté de ce que j’envisage).
On n’a guère de nouvelles ces jours-ci. Il apparaît que la tension continue en Amérique et URSS. Pourquoi ce changement ? Molotov, Vychinsky [1] ? Sais pas. Qu’ils fassent la guerre ou la paix. Ils ne peuvent faire que des bêtises. Les peuples sont toujours les poires. Car on ne peut imaginer monde plus malheureux que celui du 20éme siècle. Pas une réussite la démocratie : Du chômeur et du cadavre. Trop de chômeurs ? Faisons la guerre. Trop de cadavres ? Occupons les chômeurs pendant quelque temps. Après…
Tout cela nous éloigne de notre sujet qui est bien différent de ces considérations basses. De quoi s’agit-il ? D’attendre le plus rapidement possible par les moyens mentaux d’usage, la sérénité extraordinaire (naturelle, mais qui semble extraordinaire à ceux qui tremblent à tous vents) qui permette de franchir tous les passages humains (toujours noirs les passages, pas commodes les passages). Cette sérénité, cette force, cette lumière intime, c’est la vie exprimée, en dehors de notre petit égoïsme particulier que nous piétinons à plaisir comme une ombre indécente. Le Mamy est détestable. C’est un goinfre et un batifoleur. Pas le sérieux, le camarade. Se débarrasser de cet Auguste. Beaucoup trop cirque. Qu’il se taise. Et voyons enfin qui nous sommes. En dehors de cette personnalité trop magnétique qu’il faut réduire à son néant, à sa condition cauchemardeuse, nous pouvons trouver l’individualité aimable qui elle, accepte toutes les qualités qu’un principe munificent veut bien lui accorder, ainsi qu’à tous. Et c’est dans cette perfection des rapports, dans cette harmonie des contacts supérieurs que la vie coule à flot, et se réjouit de s’épandre. Nous voilà donc sur le plan qui convient pour discuter de l’éternel absolu qui est l’homme à l’image d’une perfection créatrice insoupçonnée de nos pauvres sens. L’intuition nous amène au sommet d’un certain silence, qui nous permet d’écouter les voix les plus hautes qui réjouissent et dominent et font que la vie est permanente.
Je t’embrasse comme une fée avec reconnaissance. Tu est l’amour qui entre par tous les cris du jardin. Je sens d’ici que tu m’aimes. Et je te le rends bien.
Gros baisers.
J.
[1] Viatcheslav Mikhaïlovitch Molotov (1890-1986), homme politique et diplomate de l’Union Soviétique, bras droit de Joseph Staline. Ministre des Affaires étrangères jusqu’en 1949, remplacé par Andrei Ianourievitch Vychinsky, juriste et diplomate soviétique (1883-1954) (note de FGR)