JR à JM (49/03/09)

 

Mercredi 9 Mars 1949
Mon chéri,

Renseignements pris auprès des libraires du quartier St Jacques, le seul ouvrage intéressant sur le Bouddhisme Zen est celui traduit du japonais Suzuki, et qui comprend 4 petits volumes. Les 2 premiers sont malheureusement épuisés, presque introuvables, et les deux derniers manquaient aujourd’hui. On me les a promis pour demain. Et le même libraire fera des recherches pour se procurer les deux premiers. Mais comme il est possible —s’il les trouve— qu’ils atteignent un prix assez élevé (peut-être 700 frs pièce), veux-tu bien me dire si tu y tiens beaucoup. (Tu sais que je suis toute prête à les acheter s’ils te font plaisir, même s’ils coûtent cher, mais je te signale la chose avant de faire une dépense que tu jugeras peut-être disproportionnée à l’intérêt que tu prendras à lire les 2 petits bouquins).

Chez le même libraire j’ai vu un Roman (mais tu n’aimes pas les romans !) intitulé : « Zen, amours mystiques[1] » – roman de Adams Beck, traduit de l’Anglais par Jean Herbert et Pierre Sauvageot (collection Orient 14, éditeur : Attinger). Te plairait-il de lire ce bouquin ? Si oui, dis le moi. Il me sera agréable de te l’offrir.

J’irai voir Me Leroy avant la fin de la semaine, pour parler un peu.

Tout va bien, je crois. Je ne m’inquiète pas.

J’ai déjà assez bien travaillé. Sauf le portrait d’Elle [2], qui m’a amusé —et auquel je pourrais ajouter, l’ayant moi-même entendue, au fond de la salle, le 1er jour, avant l’audience, la phrase suivante : « … c’est vous, Docteur, qui avez examiné ce type-là ?… Quel salaud ! J’espère bien que, malgré votre rapport, on aura… (le dernier mot m’a échappé —je pense que c’était « sa tête » ou « sa peau »). Donc, dis-je, sauf ce portait amusant, je n’ai encore rien trouvé qui me passionne. Leroy m’avais promis, pourtant… Non ! Je n’aime pas toutes vos histoires guerrières où —comme quand Frédéric joue à la bataille avec ses camarades— vous voulez tous avoir raison.

Mais j’adore Frédéric. Et je t’adore aussi. Je t’embrasse très fort.

JR

[1] Au coeur du Japon, ZENN, Amours Mystiques de Adams Beck L. – Éditions Victor Attinger Paris et Neuchâtel – 1938 – Broché – 354 pages – 12 x 19 – Roman Traduit de l’anglais par Jean Herbert et Pierre Sauvageot ; préface de Jean Herbert – Illustrations dessins noir et blanc – Ceci est l’histoire de certains évènements qui se passèrent dans ce pays étrange et peu connu qu’est le Japon. (note de FGR)
[2] Jeanne Roux est en train de taper le manuscrit de « Vers l’altruisme autoritaire » dans lequel figure le portrait suivant de « Elle » (la greffière) (note de FGR) :
Toute seule, avant la Cour, et le public, s’avance une fille, en cheveux, dépeignée, crasseuse, le ventre bas, sans taille, affligée d’énormes jambes aux bas qui godaillent, mal habillée d’un vieux manteau beige jamais nettoyé, les yeux bouffis, la prunelle grosse de vices et de terreurs, l’air avachi et blasé, juive à hurler, (un ghetto pouilleux en soi, la « polack » du Marais), haineuse, chien battu, repoussante, à ne pas toucher avec des gants.
C’est… « Elle » …, vous l’avez deviné, qui, à deux mètres de moi, s’installe à un petit bureau à côté du greffier, et commence à dépouiller mon acte d’accusation. Stylo. Notes. Elle fulmine dès la quatrième page :
— C’est insensé. Salaud ! Comment n’a t-il pas été jugé plus tôt ? Ah ! la crapule ! Le fusillerai moi-même…
Pendant cinq jours d’audience je l’entendrai ­glapir des injures, sans que ma sérénité en soit ébranlée.