Lundi 20 janvier 1947
Ma chérie, ma seule chérie,
Mon moineau chéri. Mon avenir chéri. Mon bonheur chéri. Au moins que je t’en donne, que j’en ai trop plein le cœur. Au moins que tu saches. Tu as déchaîné des grandes forces qui sommeillaient, qui se refoulaient, qui refuseraient le jour d’être méconnues. Tu as toute la responsabilité de ce flot. Tant pis pour toi, si tu t’en trouves noyée de prévenance, emportée par une vague de fond, du plus profond, du meilleur profond. Tu sais que je suis terrible quand j’aime. Je tâche d’être aussi gentil qu’on ne peut plus s’en sortir, et si affectueux, et si doux, et si sévère, et si impersonnel qu’on doit s’en trouver tout libéré. Et je ne néglige rien pour assurer le bonheur de la personne, et je la prends tout le temps avec moi dans ma poche, et je m’occupe d’elle, et je veille à ne point la fatiguer, ni l’importuner, et je tâche d’être présence et liberté, et amitié et fougue, et patience et conseil, et autorité et toute bonté, et joie et fermeté et nous irons ensemble le long des quais au printemps et sous les futaies de Fontainebleau et dans ce Louvre chéri où sont les toiles qui vivent, et dans les bibliothèques ou ressuscitent les estampes et dans ces quartiers de toutes les villes du monde où l’on respire la vie comme l’inconnu, comme l’audace, et dans cette Italie, et dans cette Espagne, et dans ce Maroc et dans cette Amérique où il y a tout à voir, à boire, à recréer, à vivifier, à chanter, et dans toutes les vieilles cités, et dans toutes les neuves avenues, et dans tout le laid, et dans tout le beau, pour crier la joie, ou pour nous taire, ou pour regarder en nous, ou pour regarder au-delà de nous.
D’abord les choses sérieuses. Je reprends tes lettres (non point que ce que je viens de vivre ne soit pas sérieux. beaucoup plus que tout. Le seul sérieux. On ne vit que par ce que l’on aime. Je suis devant toi comme devant la fleur qui pousse. Elle ouvre ses feuilles. Elle dresse sa tige. Elle se mûrit. Elle boit tout le vent et tout le soleil, et tout mon souffle et tout mon espoir. Elle brûle d’être belle. Elle brûle d’être parfumée. Elle brûle de séduire).
D’abord les choses sérieuses.
- Merci pour la photo. Très bien. Utile. Parfait.
- Merci pour les dossiers. Je suis en train d’y travailler très dur. Hypodamie me semblent aller assez bien, quelques corrections. Pour Gabriela j’ai un très gros travail de coupures qui va me prendre plusieurs jours. Pas encore un Lancelot.
- Refais immédiatement les corrections des « Barreaux » et renvoie moins les feuilles roses pour que je puisse réparer mon dossier.
- Ne t’occupe plus de France Europe. Je sais assez de choses.
- Le bouquin de Besson Massenet est épatant [1]. Je t’embrasse dix fois, mille fois.
- En réponse à ta lettre du 10 janvier je t’annonce :
- que deux tulipes pour le moins progressent favorablement et qu’il n’y a pas de préjugé défavorable pour les autres qui sont plus lents peut-être parce qu’elle se réservent mieux
- que ta brosse à récurer est merveilleuse et pratique
- que mes appartements donnent à l’ouest, ils sont secs et clair (ce qui est rare) que je vois toute la campagne fresnoise du haut de mon quatrième étage et que les deux compagnons de cellule sont de charmants camarades avec qui nous bavardons littérature, politique, et « femmes ». Que tes photos accrochées au mur font l’admiration de tous ceux à qui je révèle mon profond sentiment et qu’on s’accorde à te trouver charmante et Frédéric merveilleux.
- Tu me raconteras ton enthousiasme contenu dans celle du 8 janvier. Et j’ai pris toutes dispositions pour que le parloir de jeudi te soit absolument réservé. Et surtout fait une chose : viens de bonne heure (les visites commencent à 1h30). Nous aurons beaucoup à nous dire.
- Ne te tourmente point pour la personne qui t’agace si fort dans ta lettre du 16 janvier. Il y a longtemps que je me fais plus attention aux criailleries, aux démarches, aux supplications et aux ruses. Tu n’as rien à craindre. D’autre part j’ai rassuré ma mère et fermé le bec à mon fils. Ne t’occupe pas du tout de ce problème qui m’incombe à moi seul. Et surtout n’en prend pas ombrage. On ne t’enlève rien. Tu as toute ta place, et toute la place. Vu ? Compris ? Embrasse-moi.
Parlons de choses beaucoup plus sérieuses. J’ai reçu hier dimanche une première visite annoncée. Veux-tu bondir chez ma mère et lui demander trois exemplaires du « Ciel d’aujourd’hui », puis les apporter à Floriot pour chacun des intéressés en veillant à ce qu’ils leur soient remis avec les explications d’usage. J’écris du reste à Floriot ce soir pour lui préciser ce point. La visite m’a semblé bonne, mais je ne sais quoi dire moi, à ces curieux, qui me paraissent des braves types. J’ai vu Démery il y a deux jours. Elle n’avait plus ses airs bourrus et maussades qui, il y a deux ans, me faisait supposer chez elle une animosité judaïque déchaînée. Il est vrai que la pauvre est à peine guérie de son étoile jaune. Quelle aventure ! Donc, en principe, tout a l’air d’aller bien.
Je reçois à l’instant ta lettre du 17. Réconfortante. C’est bien gentil de me promettre que « dans un temps pas trop lointain »… Moi je crois tout ce qu’on veut. Je sais qu’aujourd’hui même, à cet instant, là où je suis, j’ai toute la liberté du monde, celle de t’écrire, celle de t’aimer, celle de regarder le ciel, c’est celle de respirer des œillets noirs (ils sont superbes) d’un rouge ardent, pourris de sève, lourds de promesses lentes, patients comme l’éternité. Je sais que , à cette minute, rien ne manque à un esprit comblé de grâce pour qu’il comprenne la beauté, la puissance, la grandeur de la vie. La liberté ? Elle est ici dans cette cellule comme une déesse active. Elle enlève les chaînes comme les douleurs. Elle efface du cœur toutes vengeances et colères, elle sublime mise toutes nos bonnes volontés. Donc, que nous manque-t-il puisque j’ai ici sur ma table jusqu’à la présence de ton amour ? Mon moineau ! Si j’embrasse le creux de ma main, c’est ton oreille.
Pour le coussin, je t’en dirai des nouvelles jeudi. Ce soir je saurai s’il est bourré de rêves d’enfant et par lui je saurai toute la tendresse et toutes les pensées bleues de Frédéric. Je suis de plus en plus enveloppé de tendresse d’enfant. Menottes par-ci, mains pures par là. Tu seras ma maman un jour, toi aussi. Merci pour les bougies (Utile ! Utile !). Le pâté de porc est superbe et tu me fais un plaisir infini avec le chocolat.
Le discours de Maurice Garçon est des plus importants. Il peut servir de thème à une grande campagne de réhabilitation de la justice en France. Il faut souhaiter qu’il atteigne son but, qui est sans doute de faire penser les milieux dirigeants et les inciter à revenir à la loi la plus haute. Devant une juridiction juste nous ne craignons rien. Encore moins de l’injustice, car le déshonneur est dans le crime avoué, reconnu, mais non dans la sentence partisane qui prétend frapper l’adversaire politique par le seul souci de faire triompher une cause souvent indéfendable. Garçon a fort bien fait de prendre position et s’il se peut que son discours est un retentissement convenable, il contribuera à détendre la situation.
Mais… Mais… L’histoire nous apprend qu’il ne faut point aller trop vite dans nos espérances. Les maladies des peuples sont lentes à guérir. Et on a pris ici l’habitude de persécuter. C’est une vieille querelle qui dure depuis des siècles. Autrefois les Armagnacs et les Bourguignons, les partisans de Charles VII et ceux d’Angleterre, puis les guerres de religion dont le prolongement fut la révolution. Aujourd’hui les masses laïques contre le conservatisme aveugle. Et toutes les forces d’un désordre aux efflorescences parfois cordiales, contre celle d’un « ordre » souvent trop rigide enserrent les militants de partis pris inexorables. Il faut se libérer même de son parti, de ses erreurs d’assaillants, de ses indignations. De quoi ne devons-nous pas faire amende honorable pour que nos adversaires puissent nous rencontrer sur le terrain de vérité.
Le bruit court ici que ce serait Queuille le nouveau ministre de la justice. On le considère comme un honnête homme. Peut-être reviendra-t-il à une législation normale. Sinon grand bien pour lui et pour sa conscience. Si chaque homme doit supporter le mal qu’il a fait, nous n’avons pas fini d’écouter les pleurnicheries. Pour moi, qui ne me plains de rien, je trouve cette époque haute en leçons de caractère et de mépris. On aura vu beaucoup plus de lâchetés que de grandeurs, beaucoup plus de fourberies que d’héroïsme. Et ce n’est pas nous qui avons déshonoré nos adversaires mais bien les procédés qu’ils emploient. Il y a toujours ici la même fraternité d’armes, le même solide esprit contre la haine et la déloyauté, la même pureté contre le mensonge, le même rire en face de l’injure et des menaces. As-tu eu vent du mot que j’écrivis pour souhaiter bonne année à tes amis ? Qu’en pense-t-on ? Tu me le diras jeudi.
Pour le dossier nouveau que tu aies dû recevoir (le jour et la nuit) vois ce que tu peux faire. Ce n’est pas un caprice de ma part mais si tu as du temps à prendre sur ce qui te reste pour vivre un peu tranquille, fais-moi le plaisir de me surprendre avec une bonne copie d’ici quelque temps. Car je voudrais le corriger pour le présenter au président de la cour et il m’importe que je puisse réfléchir. Je sais que tu as beaucoup de travail. Je sais aussi que je ne te demande rien d’impossible. Il se peut que ce soit assez pressé, car je te dirai jeudi ce que je compte en faire.
Un de mes camarades qui va bientôt sortir me demande l’adresse d’une bonne dactylo pour lui taper manuscrits de théâtre, de romans, etc… Peux-tu lui donner
- des prix d’agences habituelles : Copy Bourse, Confère etc…
- le prix qu’une personne indépendante pourrait lui faire si ce travail lui convient. Tu me le diras également jeudi. Il te téléphonera dès sa sortie.
Pense aussi à me demander de te parler de l’histoire du maréchal Lyautey.
Pour ce que tu me demandes sur l’explication du mot : sied (« le deuil sied à Électre »). C’est l’indicatif présent du verbe seoir (aller bien, convenir). Il sied, dont le participe présent est seyant. On dit : il est seyant de… Mais on emploie beaucoup plus souvent la forme adjective. Il sied, ils siéent, il seyait ; ils seyaient, il siéra, ils siéront, il siérait, ils siéraient et sous la forme impersonnelle « il sied de ».
Puisque nous en sommes à l’orthographe ou la grammaire, veux-tu noter que « quelque temps » ne prend pas d « s » à « quelque ». Faute d’inattention dans Hypodamie. De même ne confonds pas exaucer (accomplir un vœu) avec exhausser (hausser au-dessus de). Et ainsi pour quelque temps mes vœux seront exaucés. Plus je m’exhausse au-dessus des contingences, plus je risque d’être exaucé. Il me suffira de regarder le bonheur de Jeannette.
Écris-moi longuement, plus longuement, beaucoup plus serré, avec beaucoup plus de choses entre les lignes. Je suis très exigeant. Je veux qu’on me dise tout, sans pudeur, mais avec délicatesse, sans retenue, mais avec maîtrise, sans hésitation, mais avec continuité. Dis-moi si tu vas au cinéma, au théâtre, au concert, au guignol, à la foire du Trône, à la synagogue, où au temple de la liberté, cette fameuse bonne fille qu’on vous promet toujours comme une carotte sous le nez de l’âne. Mais lorsque l’âne a compris, il n’avance plus. On t’embrasse beaucoup mieux qu’hier, car on a vu plus loi.
J.
[1] Probablement La France après la Terreur : 1795-1799 de Pierre Bessand-Massenet paru en 1946 (note de FGR)