Dimanche 26 janvier 1947
Ma chérie,
Il y a deux ans déjà ! J’étais prisonnier dans une des salles voûtées du fort de Charenton, où, avec 36 camarades, et en liberté dans ce camp de 300 prisonniers, je faisais force bridge et parties de dames. Il neigeait dru. Toute la banlieue nous apparaissait recouverte d’un tapis de froide blancheur, froide comme nos rêves, tout imprégnés de l’atmosphère d’épouvante de l’époque, blanche comme le linceul de nos illusions défuntes. Nous avions rêvé un monde de chaleur et de paix, de force et de victoire, de redressement national et de compréhension des peuples. Il déferlait sur nous l’épouvantable cataclysme d’une révolution prolétarienne mêlée aux volontés d’écrasement des oligarchies internationales. Seuls contre toutes les meutes, nous n’espérions plus qu’en un miracle, qui n’est pas arrivé… (Il ne faut jamais croire aux miracles, ni aux catastrophes).
Ou qui est arrivé !! Puisque nous vivons. Malgré les temps. Deux ans déjà ! Vingt-huit mois d’emprisonnement et la situation n’a guère changé en apparence. Sauf que la vieille carcasse française marque de jour en jour des signes d’évidente décrépitude. Les gangs qui veulent vivre sur le cadavre de ce peuple dureront jusqu’à l’ultime décomposition. Nous avons déjà vécu des années affreuses. Le tragique n’est pas encore atteint. Malheureusement. Pour qu’un peuple se réveille, il faut qu’il ait tant souffert qu’il se révolte, qu’il soit coincé entre la disparition définitive et le risque de la bataille. Sinon, il accepte tout. Les bandits ont ce privilège que la lâcheté de leurs victimes est leur meilleure arme. On pille toujours qui consent. On réduit en esclavage qui n’ose se libérer.
Pour nous, nous attendons, non les jours meilleurs, mais les jours définitifs. Ils s’avancent. Il apparaîtra enfin que les fameux « traitres » étaient plutôt des honnêtes gens dont on fit des martyrs. Et ce disant, j’écoute le bruit des sabots et des chaînes aux pieds de mes camarades en promenade. Ils sont une dizaine à plaisanter et rire sous 10° de froid dans leurs vêtements de bure, rire d’un monde risible parce que grotesque, rire de la haine impuissante qui voudrait faire d’eux de la poussière éparpillée, mais peut-on réduire une âme en poussière, peut-on tuer l’esprit ? Rira bien qui rira le dernier ! L’ultime, l’homme qui ne meurt point.
Vous êtes méchante, Mamzelle, vous ne m’avez écrit cette semaine. Pas le plus petit mot. Nous penseriez-vous plus à celui que vous dites aimer ? Je sais bien que le jus votre visite. Elle me contenta. Le fils est superbe. Jan est aussi. Nous avons eu une discussion animée et de quoi on ne devrait pas discuter. Non. Je ne veux pas t’accabler de charges, quand quelqu’un doit faire tout son devoir sur ce point. Ne crois pas pour cela que tu n’as pas toute la place. Un jour, je te demanderai beaucoup plus, s’il le faut. Et je sais fort bien que tu seras heureuse de le donner. Mais il ne serait pas juste que tu aies à la fois le fardeau d’élever le fils et de nourrir le père. Et si j’agis ainsi, c’est par amitié, affection, tendresse, amour pour toi. Veuilles le prendre ainsi.
Le Frédéric est superbe. Ma mère me fait des compliments de son intelligence. Il a l’air d’une santé vigoureuse, d’une gaieté communicative. Il est charmant, joli. Il me plaît. Il m’intéresse. Je pense à lui. Je fais des projets pour lui. Je lui donnerai la sœur promise. Et je lui apprendrai à lire, à compter, à écrire en vers, à s’amuser avec les mots, à jongler avec les idées, à dompter sa passion, comment domestiquer les animaux, affronter la vie de la jungle, de toutes les jungles, à se dévouer, à aimer, à honorer sa mère, et ses petites amies, et sa femme, et ses camarades de combat, et toutes ses sœurs, et tous ses frères. Il dirigera les nombreuses plantations que nous posséderons en Amérique du Sud. Il montera à cheval, dirigera des mines, conduira son avion, son transatlantique. Ce sera un homme.
Ton chapeau est charmant, mais, je voulais te le dire déjà, il te vieillit un peu. Tu es si mignonne que je ne veux point pour toi de parures trop sévères. Il te faut des ornements de fantaisie. Du reste, je compte bien, dès ma sortie, t’habiller somptueusement selon toutes les ressources de mon imagination fertile. Attends-toi à être aussi bien princesse norvégienne que paysanne grecque, et petite matrone romaine. Nous emploierons toutes les ressources de notre art pour vous draper, et vous coiffer, et vous peindre, telle une madone florentine, telle une bourgeoise flamande, telle une femme de grand chef Peau-rouge, telle la fille du Maharadjah.
(À tourner la page, il me revient que j’ai besoin de buvard. Pensez-y. Qu’il soit bon et durable, car j’en use terriblement).
Parlons de choses encore plus sérieuses : j’ai rappelé à ma mère que la poudre d’œufs, le Nescafé, le riz était choses utiles. Qu’elle n’oublie pas la saccharine en quantité la plus grande possible, car le froid nous oblige à boire beaucoup de tisanes. Ma provision de thé est épuisée. J’ai oublié toutefois de lui rappeler une chose que tu dois pouvoir trouver. On vend chez certains boulangers une sorte de fécule d’orge ou d’avoine (ce sont des paillettes plates, très légères, qui gonflent beaucoup dans l’eau. Généralement le paquet est de 250 g). Exactement, du flocon d’avoine !!! Voilà. J’avais oublié le terme. Peux-tu m’en faire mettre un paquet par semaine. Je m’en servirai pour corser un menu déficient, car la soupe ici se fait plus congrue. Un paquet de 250 g me fera au moins quatre ou cinq entremets substantiels. Je pense que cela passera facilement dans le colis sans trop supprimer de choses. En tout cas, le riz et le flocon d’avoine me feront beaucoup plus de profits que les champignons par exemple (mangés en une fois), où le gâteau de riz (trop lourd). Ne m’envoyez pas des aliments gonflés d’eau.
Je n’ai pas encore reçu les 2ème et 3ème visites annoncées. Et je travaille en attendant. Que faire pendant une traversée un peu longue, sinon patienter et attendre que le bateau avance jusqu’à la mer calmée. On t’aime, on pense à toi, on t’espère patiente et tendre, on construit sur toi tout l’avenir, on te promet tout ce qu’on tiendra, on veut ton sourire et ton bonheur, on veut ton dévouement et ton repos, on épouse toute ta sincérité, on est ton ami et ton amant, et ton mari, Mamzelle. On est tout ce qu’il faut pour que ta vie soit complète. On a pris ta main pour la garder. Tu m’embrasses ? Oui ? Ne pense à rien. Pas de soucis… Mais des grandes révélations de bonheur frais. Et patience ! Au bout du chemin, il y a la réussite, la délivrance, le renouveau, la solution. La vie n’est jamais finie. La liberté revient toujours quand on l’affirme. Dors bien, ma chérie. Dans mon épaule. C’est ta place.
Lundi 14h.
Tes œillets roses sont mélangés aux rouges qui tiennent encore. Tout roses comme la vie, quand on la voit belle, quand les peuples sont en paix, quand le printemps est libre. J’ai rêvé cette nuit une chose bizarre. (Il m’arrive de rêver beaucoup en ce moment, et surtout de me rappeler mes rêves). J’étais libéré et je me promenais avec une demie menotte au bras gauche, encore serrée sur le poignet, mais dont la chaîne était cassée. C’était une sorte de bijou (en aluminium il est vrai). J’avais également la clé pour l’ouvrir. Si les rêves sont prémonitoires que signifie celui-ci ? N’achète pas pour cela la clé des songes, et ne va pas interroger les médiums, mais n’est-ce pas peut-être le sentiment d’une liberté qui revient dans un mental assagi par l’expérience ? Je t’avoue qu’il me plairait assez de sortir dans quelques temps. Il semble que les esprits s’apaisent. La vie reprend le cours plus tranquille à moins que de grands événements se déchaînent à nouveau.
J’ai reçu ce matin la deuxième visite. Très gentil. Je lui ai dit combien j’étais furieux contre mon avocat et combien je voulais à tout prix être jugé. Car toutes ces manœuvres m’agacent. On veut briser ma carrière politique. Il faut que je sois condamné à mort, pour être plus tard le martyr d’une cause. Si par hasard je suis gracié je pourrais prouver la fausseté des accusations portées contre nous. Persécutés par les Juifs et les maçons, je tiens à être leur victime qui du haut d’une Empyrée où ils ne peuvent pénétrer saura les foudroyer par injonction divine. N’ai-je pas raison ?
17h30
Après dîner (car nous mangeons à 17h comme au régiment). Ton colis est plus que parfait. J’ai travaillé à Lancelot toute la journée. Je vois Parise [1] à travers toi. De même Hypodamie. Toutes jeunes femmes frêles minces et de vigueur d’amantes décuplée. On se prend souvent à figurer des femmes idéales, des personnages de féerie qui prennent la figure de ceux qu’on aime. C’est pourquoi mes héroïnes sont toutes menues et toutes tendres et prodigieusement passionnées et simples. Elles sont toi.
Ta morue est bienvenue. Elle bouclera ma fin de semaine. Ne m’envoie pas de poivre. Défendu par le règlement. As-tu déjà travaillé au Jour et la nuit ? Et mes feuilles de remplacement pour les Barreaux ? Donnes-les vite pour le dossier.
Je reçois ta lettre à l’instant. Eh oui, je sais bien que tu as couru toute la semaine pour moi, et je ne t’en voudrais jamais de n e pas m’écrire, car si tu ne peux, c’est que le temps a dû être employé utilement à autre chose. Ne t’impatiente jamais avec Frédéric. Ne cherche pas à le faire obéir à ta volonté, mais à la loi la meilleure pour tous, la patience, la joie, le développement dans la bonté qui est toujours gaie, etc… Un enfant n’est pas la propriété d’une mère. Tu es gérante, très provisoire, d’un petit esprit d’homme que tu es chargée d’amener à maturité. Il faut l’aider à être ce qu’il est, ce qu’il sera, un homme complet avec toutes ses qualités, et pour cela, il faut une patience infinie, comme en a avec nous la vie merveilleuse qui guérit tout, qui pardonne tout, qui offre toujours tout aux hommes de bonne volonté.
Pour mon camarade, j’espère que ce sera toi qui feras ses travaux pour gagner quelque argent (si tu veux, bien sûr). Tu peux le considérer comme un client possible. Mais il n’est pas encore sorti.
On t’embrasse, autant qu’il faut pour te récompenser de tout.
J.
[1] Parise : personnage féminin de la pièce de théâtre Lancelot du Lac que Jean Mamy est en train de finaliser (note de FGR)