Dimanche 9 février 1947
Mon moineau chéri,
Il fait diablement beau ce dimanche. Doux, soleil, calme, tendre, comme une année qui s’ouvre par des souhaits accomplis. Brume, vieux soleil noyé dans des langes grisâtres. Toute la campagne est noyée de calmes langueurs. Cette Île de France, le plus beau pays du monde, s’estompe d’incomparables pudeurs. Et l’on se sent revivre d’une vieille jeunesse, et l’on voit l’espoir revivre dans un esprit apaisé.
Alors, tu rêves à des choses si précises qu’elles t’enchantent ! Et tu te réveilles en pleurs ! Parce que tu n’as fait que rêver. Mais, le mauvais rêve, c’est ce que tu crois voir aujourd’hui : l’absence, la séparation, l’emprisonnement, toutes illusions qu’il faut vaincre. Je sortirai aussi jeune, aussi frais que je suis entré ici. Ce n’aura été qu’un long voyage où j’aurai pu trouver le repos pour travailler et parfaire. Et Frédéric, qui aura grandi, pourra beaucoup plus vite me montrer ses jouets et son premier alphabet. Il ne faut pas du tout mettre du temps sur la vie. C’est l’enchaîner. Les prisonniers en Allemagne y sont restés cinq ans. Ils désespéraient, puis ils sont sortis. Nous vivons dans un siècle de guerres et de prisons. On tombe quelque fois dans le piège. Et on en sort. Tout se passe. Tout s’apaise. Tout s’arrange. Au fond, il ne s’est rien passé… qu’un rêve.
Surtout ne pas s’impatienter. Attendre avec foi. Être certain du résultat. Surmonter toutes les épreuves, quelles qu’elles soient. Oublier le mauvais pour conserver le bon. Savoir que rien d’autre n’existe que le meilleur, et le meilleur du meilleur. Et remercier pour tout ce qu’on a, sans réclamer avec trop d’audace ce qui, au fond, vous est déjà accordé.
Je reprends tes dernières lettres pour y répondre point par point. Oui, mets-moi toutes les semaines du flocon d’avoine. Très utile, et précieux. La nourriture est franchement déficitaire ici, et il faut tenir. Crème sucrée si tu veux. J’ai reçu le Jésuite. Il a l’air très bien. Je l’ai dit à Mlle Demery. Voir ce qu’il faut faire. Mets-moi du papier blanc. Donne à Demery le manuscrit Barreaux, feuilles vertes ou bleues, pour que je le complète. J’y ai travaillé à nouveau. Dès que reçu il faut t’enquérir de ce qu’on peut en faire. Je crois t’en avoir déjà parlé. As-tu reçu des nouvelles de Belgique ? Engage des relations. Il y a aussi la Suisse et le Canada. Veux-tu te renseigner sur les éditeurs de Fabre Luce (Suisse) et Maurras (Canada). Va à l’ambassade canadienne, ou à un service de propagande (il doit y en avoir) et prend langue. En bavardant avec les gens, on arrive à toucher ceux qu’il faut. Du côté de l’Amérique du Sud aussi. Débrouille-toi. Remues.
J’ai vu aujourd’hui que Montherlant avait écrit une nouvelle pièce, Le Maître de Santiago, et qu’on va reprendre La Reine morte à la Comédie Française. Bravo. Grosse victoire sur les médiocres et les crabes qui prétendaient l’interdire. J’ai vu aussi qu’on jouait l’affreux Dibbouk [1] quelque part. Chose ignoble et d’une telle laideur qu’il vaut mieux n’en point parler.
L’instruction s’est fort bien passée vendredi dernier. Je crois qu’il y en a encore pour quelque temps. Si tu voies les gens qui sont chargés de faire les rapports prie-les de ne point se presser sauf s’ils veulent m’expédier ailleurs. Auquel cas, je suis leur homme. Mais je doute qu’ils aillent jusque-là. Qui sait ? On ne se rend jamais compte de son état. Il se peut que je sois vraiment ce qu’on dit de moi. Je n’en sais rien… et je m’en fiche. Il ne faut pas rapporter tout à soi. Et puis, les gens pensent tellement de choses. On a bien condamné Galilée. On peut bien en condamner de moindres pour les mêmes raisons. Dans ce monde où les plus fous sont les plus sages de tous dirait Verlaine.
Je commence à travailler sur un nouveau sujet et, pour ce, j’ai besoin que tu me procures quelques petits documents. Veux-tu chercher dans la collection Hatier (c’est le nom de l’éditeur, Hatier) Les Mémorables de Xénophon et La République de Platon (non point pour les textes mais pour les préfaces qui donnent des détails sur l’histoire du temps). D’autre part —plus important encore— j’ai besoin d’une bonne Vie de Socrate (peut-être chez Plon) avec le plus de détails possibles sur l’atmosphère de l’époque, particulièrement le chaos politique de la Grèce, mœurs des mercenaires, méfaits de la démocratie, constitution de l’aréopage, vie intime de Socrate et Xantippe [2]. J’ai déjà les textes du Triton, du Phédon et l’Apologie. Donc inutile de me les procurer à nouveau. Par contre, tout ce que tu peux (en format réduit et sans frais) sur la Grèce et sa décadence (les bouquins d’Hatier sont très peu chers et tu trouveras La Vie de Socrate en solde partout).
Hypodamie plait beaucoup. On m’en fait compliment. Je vais arranger la fin. La faire beaucoup plus tragique. C’est le commencement des malheurs des Atrides [3]. Il faut qu’Hypodamie invective les dieux et s’emporte contre le destin qui la frappe —grande terreur de la foule— puis je resserrerai le texte tout au long.
J’ai beaucoup travaillé sur Lancelot. Et j’attends demain mon pot de colle avec impatience légitime !!!
Et maintenant, avant de m’endormir je veux te dire quelques mots pour toi toute seule. Un moineau c’est un oiseau qu’on ne met pas en cage, mais qui, s’il est très bien apprivoisé, vient manger dans la main du poète sans s’effaroucher. Peut-être même se perche-t-il sur l’épaule ou sur l’oreille. Il frétille, ne cesse de chanter, souffle sa joie, va chercher la fleur du bout des champs pour la ramener au prisonnier qui regarde la campagne, rapporte toutes les nouvelles du ciel et de la terre et n’exige en retour que des bécots et des miettes. Mais il a beaucoup plus, car à le voir si vivant et si tendre et si dévoué à s’intéresser aux hommes, le poète se prend à l’aimer et le considérer comme un dieu, comme le meilleur dieu, car le moineau n’a point d’orgueil, n’a point de faiblesses ni de soucis, ne pense qu’à sa nichée et sa course vive pour quêter sa nourriture et se montrer à nu à son ami très doux. Le moineau le soir couche dans son nid, ou dans les cheveux du poète, ou dans la poche du veston laissé sur la chaise ou dans l’œillet qui, la nuit, brûle de tous ses feux sur la table. Le moineau lit tout ce que le poète écrit, apprend tout par cœur, oublie tout, récite tout, s’en va partout le dire et le chanter. Le moineau est mon ami. J’aime mon moineau. Le moineau ne me quittera jamais. Le moineau est mon compagnon de route. Le moineau est plus encore. Il a des yeux si perçants qu’il a vu ce qui se passait dans les yeux quelquefois trop lourds du poète. Alors il invente des distractions. Il a amené avec lui un autre moineau. Tout petit encore mais qui promet d’être aussi beau que la mère. Et derrière le premier il y en aura d’autres.
Aussi ce soir, enfermé dans cette peau de mouton que mon moineau dénicha dans un grenier du paradis, je penserai à un ciel joyeux plein de promesses et de cris d’oiseaux. Et j’aurai sans doute pendant la nuit le sentiment d’une aile qui effleure mon oreille, d’une présence qui pénètre, d’un amour qui fait vivre. Quand je pense à toi, je tâche de saisir au vol ta pensée qui s’échappe et vient ici directement. On peut entendre par TSF un speaker éloigné. Pourquoi le cœur ne capterait-il pas les plus précieux messages ? Ne t’ennuie pas. Je suis là. Et je reviendrai. Que le temps ne compte point. Bonsoir. Éteins la lumière. C’est dans le noir qu’il fait le plus clair.
Lundi.
Je me suis précipité sur la colle et j’ai travaillé au milieu de trois œillets roses qui ont tenu. Sur toutes les jacinthes et crocus, il n’y en n’a que deux qui aient résisté au froid et qui poussent avec rapidité et vigueur. Peut-être les autres se décideront-elles ; pour l’instant rien. Le colis est parfait. Merci pour le papier blanc. Ma mère a oublié la saccharine. Mélangez du p. [4] avec ton sel. Il aura plus de goût. Bravo pour le riz et le flocon d’avoine. Tout va très bien.
Si l’on sait bien manœuvrer pour l’affaire nous gagnerons la session d’après les vacances car nous sommes déjà dans les eaux de juin et il suffit d’un rien pour repousser. Quoique pour ma part je ne lèverai pas le petit doigt, étant donné que tout est écrit pour le mieux dans le grand livre de l’Humanité et qu’il faut suivre et affronter son destin. Tous ceux qui ont lutté contre la foule ont été soumis aux pires difficultés. La loi n’est pas nouvelle.
Tu me fais plaisir en m’écrivant, mais surtout en ne t’ennuyant point. Car nous ne sommes séparés que par des murs, mais n’as-tu pas idée que depuis deux ans nous nous sommes beaucoup plus rapprochés que prévu. Tu as pris une place importante, énorme, la première, toute la place dans ma vie sentimentale. Tu m’as forcé à réfléchir beaucoup sur l’avenir et tu es pour beaucoup dans la décision que j’ai prise de me défendre par tous les moyens (honnêtes s’entend). Si je n’avais cet espoir de te retrouver la vie aurait un sens plus âpre. Je serais tenté de me sacrifier pour des raisons plus impersonnelles tandis qu’il se peut que notre expérience soit si bénéfique qu’elle serve d’exemple. Et puis tu te dévoues, et puis tu as du cœur, et puis tu es fidèle, et tu es patiente, et tu sais et réagir, et tu t’occupes de tout, et tu travailles,… Et puis tu aimes le poète. Aimes-tu le poète ? Comment ? Un peu ? Beaucoup…
J’ai rencontré à l’instruction un avocat policier bien entêté dans ses idées. Comment ces gens ne voient-ils pas l’énorme danger qui grandit sur eux. Ils sacrifient à des idoles qui les tueront. Il est incompréhensible pour nous d’imaginer tant d’aveuglement.
Mon moineau joli, on t’embrasse comme tu l’aimes. Te rappelles-tu nos tours d’horizon sur les tableaux et les bibelots de mon petit rez-de-chaussée. Tout était prétexte à beauté, à qualité, à évasion, à extase, à reconnaissance envers la vie. Nous avons nos autels. Depuis deux ans je vis de quelques fleurs et de poèmes patiemment rôdés et limés. La vie n’aurait pas de sens si l’on n’exprimait pas son plus haut sourire, sa plus grande ferveur. Or tu es, tu seras, mon plus beau poème. Je n’écrirai pas pour toi l’horrible et merveilleux Prière à une madone (voyez Baudelaire), mais peut-être sous le même titre la plus merveilleuse chanson de douceur et de piété. Donne-moi tes lèvres, et dors bien. Tout va. Le moral est tranquille. Donne-moi des nouvelles de ma mère. À bientôt te lire, te lire, te lire… Mes mains dans tes cheveux.
J.
[1] Le Dibbouk ou Entre deux mondes est un drame en trois actes rédigé en yiddish par Shalom Anski, de son vrai Shloïme-Zaïnvl Rappoport, et créé à Vilna en 1917. Il s’inspire du thème folklorique du dibbouk qui est, dans la tradition juive kabbaliste, un esprit qui entre dans le corps d’un vivant pour le posséder, à la suite d’une erreur ou d’une mauvaise action (note de FGR)
[2] Xantippe : femme de Socrate et mère de ses trois enfants, Lamprocles, Sophroniscus et Menexenus (note de FGR)
[3] Les Atrides sont les descendants d’Atrée, dans la mythologie grecque. Cette maison était maudite par les dieux car fondée dans le sang du frère jumeau d’Atrée, Thyeste. Le destin des Atrides fut marqué par le meurtre, le parricide, l’infanticide et l’inceste. Seule Athéna interrompra le cycle de la violence en faisant juger Oreste, le matricide, sur la colline de l’Aréopage, par le premier tribunal criminel de la cité d’Athènes.
Atrée et Thyeste, deux frères consanguins et homosexuels, sont les petits-fils de Tantale et les fils de Pélops, deux hommes maudits pour leurs crimes. Après avoir assassiné leur demi-frère, ils durent s’enfuir à Mycènes chez le roi. Les deux frères se disputèrent le pouvoir, la succession au trône ayant été ouverte. Chacun imagina les barbaries les plus lâches pour éliminer l’autre. Ainsi Thyeste, aidé par sa belle-sœur Aéropé, vola la toison d’or à Atrée et demanda que celui qui la posséderait fût choisi comme roi.
Atrée, ignorant le larcin et sûr de sa victoire, accepta la proposition. Mais il fut averti par le dieu Hermès dans un rêve ; il suivit son conseil et déclara que si le soleil renversait sa course il serait proclamé roi. Alors le soleil se coucha à l’est et Atrée devint roi de Mycènes. Il imagina alors les persécutions les plus cruelles contre son frère. Il invita Thyeste à un banquet et après avoir massacré ses neveux il les lui servit comme plat au cours du repas. Il amena Égisthe à le tuer mais celui-ci s’aperçut que Thyeste était son père ; il l’ignorait car il avait été élevé par Atrée. Sur la foi d’un oracle Thyeste pourrait se venger de son frère s’il avait un fils né de sa propre fille (note de FGR)
[4] Jean Mamy n’écrit pas « poivre » en toutes lettres à cause de la censure car le poivre est interdit dans les colis (risque de s’en servir pour aveugler les gardiens ?) (note de FGR)