JM à JR (Fresnes 47/02/02)

 

Dimanche 2 février 1947

Ma chérie,

Moi aussi je n’ai plus envie de t’écrire, mais de te voir. C’est la seule chose qui m’intéresse. Mais t’écrire c’est te voir plus profondément encore et puisque pour l’instant il n’est pas d’autre moyen de t’atteindre, je t’écrirai tout mon saoul de plaisir, et pour me raconter, et pour te bercer, et pour t’endormir, et pour te réveiller, et pour être celui qui t’a pris les mains sur le sentier où l’on s’en va tous les deux, d’un pas tranquille, chercher les étoiles qui brillent au fond de l’espace, celles qu’on atteint que par une lente et persévérante ascension sur les cimes vierges. Ainsi je suis près de toi, ainsi tu es mienne, ainsi nous avons convenu de ne soutenir dans cette traversée de la vie orageuse, qui deviendra plus calme, qui est déjà plus calme, qui va devenir mer d’huile, temps béni pour les amants et les poètes.

Je n’ai reçu qu’un mot très court de toi cette semaine. Je sais bien que les temps sont difficiles pour écrire. Loin de moi l’idée de me plaindre. Tu me donnes tant, avec tant de dévouement. Tu t’es montrée si parfaite que tu as pris toute la place à côté de moi. Tu es ma compagne en tous points. Donc je n’ai souci de ton silence sauf pour me demander si tout va bien, si tue n’es pas trop occupée, si ton travail n’est point trop absorbant, si tu as assez d’argent, si je puis aider en quoi que ce soit. Je ne sais guère ce que je puis faire, que penser à toi avec toute l’affection que je peux, et je pense qu’elle te réconforte. Puissé-je aussi d’ouvrir patiemment comme une fleur qu’on effeuille et t’amener à la toute confiance, à la toute sûreté, au bonheur le plus désintéressé. Tu as un fils magnifique qu’il faut aimer comme un amour qu’il est, avec qui il ne faut jamais, jamais, témoigner la moindre impatience, qu’il faut conduire et dominer jusqu’à ce qu’il soit parvenu à l’état d’homme. Tu en auras grand profit, grande joie. Il te paiera en retour de tout ce que tu lui donneras. Ce sera, lui, le premier, et ses frères et sœurs, le grand soutien de sa mère, la grande joie de tous ceux qui lui ont donné la substance première. Pour moi je compte bien m’en occuper dès que possible. Il est vraisemblable maintenant que j’ai échappé au plus dur. Nous allons chercher une solution plus active. Qui sait ? Tout est possible.

As-tu vu Floriot ? Que dit-il ? Je n’ai pas encore reçu la troisième visite. Le premier visiteur reviendra-t-il ? Quand ? As-tu vu tes amis ? Dis-moi tout cela jeudi. C’est ton jour. Je t’attends. Je t’attends toujours. Cette nuit j’ai dormi près de toi, et je t’ai sentie tout le matin naissant. Il me semble que souvent j’ai ton bras qui m’entoure le coût. Cela n’est pas déplaisant du tout. On aime se sentir aimé. On aime qui vous aime. On pense à qui pense à vous. On regarde qui vous sourit. On espère qui viendra comme un printemps, toujours neuf.

J’ai encore beaucoup travaillé sur Lancelot cette semaine. Modifications importantes dans le texte et les détails. Peu à peu la chose s’améliore jusqu’à la beauté. Je me sens assez disposé non pas à créer, mais à parfaire. Il faut roder sans cesse ce qu’on écrivit de louable. Quant au reste, le répéter. Pour Gabriella, je vais également lui faire subir un traitement sévère. Et voilà du travail en perspective pour Jeannette. As-tu recopié mes dix pages de poèmes ? Si cela est utile montre vite l’exemplaire complet ainsi transformé à tes amis. Ils diront s’il faut le transmettre aux trois superviseurs. Vois cela d’urgence. Préviens Floriot naturellement, que ce soit lui peut-être qui ait l’initiative de la chose. À moins qu’il ne soit plus simple que tu fasses la démarche toi-même.

Je te renouvelle l’assurance que tu es la seule à t’occuper de moi. Si quelque autre veut s’amuser à se renseigner pour son compte, libre à elle. Cela ne nous gène point. Et donnes-moi tes yeux pour que j’y lise ce que je sais y trouver.

Voila qu’il me plairait plus tard —et je l’imagine— de t’écrire d’aussi grandes lettres alors que tu serais dans la pièce à côté. Non pour te sermonner, mais pour te dire tout ce qu’on ne peut faire passer dans les mots parlés qui sont beaucoup trop rapides et volages pour être puissants. Et tout à coup tu recevrais à ton bureau une longue lettre de celui avec qui tu vis et que tu ne soupçonnais point si prolixe. Et je te raconterai tout ce qu’une journée passée ensemble ne peut contenir tant il faut faire de gestes pour faire comprendre qu’on marche au même rythme, qu’on vit du même souffle.

Tes œillets roses durent toujours, et aussi deux œillets rouges d’il y a quinze jours. Mes jacinthes poussent. Je crois que les deux crocus ont gelé, mais je n’en suis pas si sûr. Il semble que les jacinthes préfèrent la chaleur. Je les ai rentrées par les grands froids pour leur plus grand bien. Le petit jardin de cactus de cet été est toujours sur ma table. Tous les cactus y sont. Les uns ont grandi, les autres n’ont pas bougé. Je leur donne de l’eau tous les quinze jours. On se demande à quoi pensent ces êtres garnis de piquants. Suis-je aussi rébarbatif ?

Lu depuis quelque temps : Lucien Leuwen de Stendhal (dont j’ai relu Le Rouge et le Noir), La Pharisienne de Mauriac, Moby Dick d’Herman Melville, La vie des termites de Maeterlinck, Catherine de Médicis de Héritier, un bouquin de géomancie, La France sous la terreur, relu la vie de Marie, celle de Jean-Bart, La Reine morte de Montherlant, Mauprat de Georges Sand, des contes de Maupassant, relu Amok de Stéphane Zweig (très mauvais, horrible !), une excellente étude de Huxley sur le Père Joseph, le dernier bouquin de Benjamin : L’Enfant tué (pas mal), relu Le Pèlerinage aux sources de Del Vasto (moins bien que je croyais), La Vie en forme de proue de Montherlant (excellent) etc… etc…

Je travaille en même temps à un petit bouquin de maximes intitulé Empyrée. D’ici peu de temps, dès terminé le travail sur Lancelot et Gabriella, je vais travailler à un Socrate. Sujet : la condamnation et la mort de Socrate, coupable d’avoir voulu changer les dieux de la Grèce !!! Horrible réformateur. Il n’y a pires entêtés que les sectaires en place. La vérité les dérange toujours. Et pour la contredire, ils tuent.

Quant à préparer ma défense, nous en sommes loin. Je me fiche de toutes ces histoires imbéciles. Ce sera suffisant d’y travailler quelques jours auparavant. Et encore : elle tient en quelques points pertinents. La meilleure défense serait de ne point ouvrir la bouche. Alors, on pensera à toi dans le noir. Et on vivra une nuit d’espoir, de douceur, d’amitié, de tendresse, de chaleur si grande que tu en serai toute remuée dans ton grand lit tiède. Il n’y a pas de distance entre nous. Tu m’aimes ? Pas assez ! Encore ! Peut-être bien ! Je commence à le croire… J’en suis sûr…

Mardi. Bien reçu colis. Tout parfait. Je crains de vous priver. Quand on sait les difficultés qu’on a pour se procurer de la viande. Bravo pour le flocon d’avoine. Tâche de trouver de la poudre d’œufs. Pour la saccharine, voilà ce qu’il faudrait tous les 15 jours. Et merci, merci ! On t’embrasse encore.

J’avais oublié lundi dernier de te demander encore de la colle le bureau dont j’ai un besoin extrême. Jeudi, je l’ai fait dire à ma mère. On a, comme de juste, oublié. Tout ce qui ne passe pas par toit est oublié ou mal fait. Veux-tu bien être gentille de m’en envoyer. Merci pour le buvard. Je suis tout réjoui à l’idée d’éponger tant d’encre.

Donne-moi des nouvelles de ma mère. Se rétablit-t-elle ? Je suis certain de son bon moral. Mais elle a parfois des intermittences.

Je suis au courant de toutes les décisions prises pour le conseil de la magistrature. Dis-moi ce qu’on en pense. Est-ce que les noms mis en avant sont ceux des partisans, ou le contraire ? Il semble bien que les campagnes se font pour l’amnistie, et que l’opinion publique a beaucoup évolué. J’espère que tu me diras tout cela jeudi. Peut-être aussi aurais-tu des tuyaux sur l’avis des deux premiers visiteurs.

J’ai maintenant huit œillets puisque deux rouges tiennent encore. Et long tunnel où je chemine sans prendre garde si l’on voit au loin la clarté du jour,  je pense que tu es là, toute présente. Je regarde ta photo. Je ne veux penser ni au temps écoulé, ni à celui qui reste, ni à toute idée déprimante, ni à un retard, ni à une angoisse, ni à une impatience. Il me suffit de posséder une lumière intime si pleine de bonheur et de vie, et de patience que tout se réalisera d’un coup, lors du dégel de la haine. La glace a fondu toute la nuit sur la fenêtre. Est-ce que la flamme de colère ne s’éteindra pas d’un coup ? Nous continuerons dans la vie notre métier d’honnête homme, sans plus attacher d’importance aux fous qui prétendent tout régenter. Et nous irons notre chemin à l’abri d’une puissance juste. Et nous serons heureux. Et nous sommes déjà heureux.

Je voudrais penser au jour où je te reverrai. Il me semble qu’en une heure ; en une minute, en une seconde, toute ma peine sera bue, que je n’aurai plus d’autre joie que d’être bercé de tendresse, que la douceur reviendra à flots dans une âme trop ballottée par la guerre, et les luttes, et les dangers, et les menaces, et les échecs. Vivement un pays où l’on puisse travailler sans être insulté par des bandes de voyous. Il en est dont la fonction est de jeter des pierres ! Il en est d’autres qui préfèrent les fleurs, et les vers, et les cailloux de feu et de diamant, et les étoiles d’espoir et d’amitié. C’est à vouloir trop aimer les hommes que j’ai été atrocement déçu. C’est pour les avoir prêchés que j’ai reçu ricanements et violences. C’est à me fâcher contre leurs turpitudes que je provoquai les réactions. Il faut être prudent avec les animaux sauvages.

Si tu n’étais pas là, et Frédéric, et ma mère, la vie serait un trou noir. Il y a bien les camarades et tout l’intérêt qu’on porte à la vie, et tout le dégoût qu’on en éprouve. Mes jacinthes me consolent terriblement. Oser pousser, vivre, s’épanouir. Oser fleurir ! Oser se montrer ! Oser être ! Quel courage !

J.