JM à JR (Fresnes 47/05/18)

 

Dimanche 18 mai 1947

Ma chérie,

Depuis ta visite de mercredi, j’ai reçu le petit mot fleuri que tu m’envoyas mardi et j’ai serré les brins d’acacia dans mon dictionnaire. Et puis j’attends ta prochaine lettre qui sera là sans doute demain. Si tu veux m’envoyer tous les jours des tendresses par pneumatique, n’y manque pas.

Et j’ai remâché les souvenirs du parloir : le moment où je t’ai dit, celui où tu m’as répondu, alors j’ai ajouté, donc tu as ri (délicieusement et avec un air de gentillesse qui tout à coup a supprimé le grillage et la distance. Alors je t’ai serré dans mes bras mais le grillage était encore là, alors nous avons parlé d’autre chose), puis à la fin je t’ai demandé… Tu as fini par répondre « oui » sans conditions. Voilà de quoi se réjouir pendant tout le moment qui nous sépare de la sortie ; de quoi vivre toute l’attente, sans heurts, sans inquiétude. Je dors mieux sur mon oreiller de plumes depuis ce oui, quoique j’en était sûr mais tu l’as dit, et tu ne reviens jamais sur tes promesses. Et je me suis interrogé à mon tour pour me demander à moi-même et j’ai répondu : « oui sans conditions ».

Nous voilà d’accord, d’un accord aussi musical, aussi impondérable, aussi immatériel que possible. La vie, qui est le grand moteur de tout et qui connaît ses lois, qui sait ceux qu’elle accouple et ceux qu’elle sépare, nous a destinés à vivre une expérience commune. Nous allons la tenter avec une audace et une patience extrême, et nous réjouir de marcher ensemble et de vaincre ensemble, et de chercher et travailler ensemble. Tu es si bonne et douce et intelligente, petite fille, qu’on ne saurait que t’aimer et t’ouvrir les portes devant tes pas. Il faut croire que je te suis dévoué. Il faut savoir que je te veux tout le bien possible. Il faut comprendre que j’ai bâti sur toi non un idéal humain, pauvre chose de poussière, mais un projet qui s’appuie sur tes qualités latentes, tes possibilités, exprimées ou non ; l’écho de perfection que je sens sourdre dans ta petite tête où passent les idées pures, la capacité de ton cœur amoureux du bien, et du beau, et du bon, et du merveilleux, et du simple, et de l’enfantin, ton dévouement pour les enfants (dont je suis), la timide malice avec laquelle tu essayes de manipuler le mastodonte que je suis encore (mais les éléphants sont très intelligents et dociles), et surtout la patience avec laquelle tu écoutes toutes mes histoires qui te révèlent peut-être à toi-même, et qui me révèlent bavard et amoureux, et désireux de tant aimer que tu n’en pourras plus d’étreindre cette affection à deux mains. Il faudra les bras d’une foule de petits enfants pour l’encercler. Et encore. J’ai de quoi bénir une prodigieuse famille.

Ce dimanche  après-midi fut calme, comme tous. Un culte protestant qui permet de se dérouiller un peu les jambes et de s’isoler dans une cabine de prières (je saurai ce que c’est que la cohabitation pour n’avoir pas vécu seul un instant pendant trois ans). On arrive à se blinder contre tout. Mais là est le plus difficile. Ce n’est qu’en s’endormant qu’on peut penser être soi-même, à moins, comme je le fais, d’écrire tout le long du jour. Et encore ! Les condamnés à mort (un par cellule) ont bien de la chance. À propos, quand passons-nous ? Rien de nouveau ? Qu’on se dépêche ! Bientôt il sera trop tard. La roue tourne.

J’aime autant pour ma part ne pas recevoir de pneumatique de toi. Ainsi nous vivons tranquille sachant que l’été qui vient sera chaud et le blé rare. On dit que les rations vont être encore réduites. On dit tant de choses. Ne nous réjouissons pas du malheur général et sachons que tout est parfait dans le meilleur des mondes. Nous avons bien tous les deux trouvé le meilleur amour, la meilleure patience, le meilleur réconfort mutuel. Est-ce que nous ne trouverons pas aussi la solution amicale ? Un monde de bonne volonté où vivre avec des tombereaux de travail et d’honnêteté à donner ? Ici les gens ont pris conscience de leur identité collective. Ils sont devenus camarades, aimables, dévoués, prêts à toutes les aides communes. Une grande solidarité unit les hommes qui lutent ensemble.

Et quand tu lutteras avec moi, et tu luttes déjà farouchement avec moi, est-ce que tu nous sentiras unis et protégés tous deux ? Tous trois ? Tous quatre… ? Est-ce que tu ne crois pas que cela vaudra la peine de vivre avec un but élevé et des forces renouvelées quotidiennement ? Est-ce que nous n’allons pas entreprendre de grandes choses dont la meilleure est de trouver en nous la confiance et la persévérance et le bonheur ? J’ai regardé tes yeux. Ils brillaient. Tu étais donc si joyeuse que je te pose des questions d’avenir ? Si je peux ajouter à tout ton bonheur, je vais m’y employer. Pour moi, je ne le croyais pas tant que je me méfiais des femmes en général, mais tu as du ramasser une petite clef perdue qui ouvre une serrure bien cadenassée. Je te raconterai un jour tout ce que je pense là-dessus. Car tu ne sais rien. Rien du tout. Rien encore. Je ne t’ai encore rien dit. Tu ne peux que supposer. Mais ne te tourmente pas. Tout est bien. Ne suppose pas. Aie la certitude. C’est très sérieux. Tout à fait solide. Incassable.

Alors tu veux m’aider à ramasser les morceaux et à construire ? Et si quelquefois il n’y avait pas de morceaux à ramasser ? On s’en tirerait encore à meilleur compte. Nous arrivons dans les mois cruciaux. Encore un peu de temps et nous verrons l’automne où il se passe toujours de grandes choses, après les moissons, les vendanges. Savoir où nous en serons.

Je t’embrasse pour ce soir avec tous mes bras. Il me semble que tu es si près que je puis te parler à l’oreille. Si tu veux bien je ne te raconterai pas la fin de l’histoire de Tristan et Yseult qui finit mal, car le héro meurt malade et la reine se tue sur son corps, mais une autre qui finit bien où le grand premier rôle a retrouvé toute sa santé, et sa force, et son bonheur, et sa fiancé ou son amie. Ils vécurent très longtemps, dans leur château, entouré de la considération générale, bénis des pauvres et des poètes, et eurent beaucoup d’enfants…

Allons faire un tour au clair de lune, et puis nous irons dormir. Je resterai si près de toi toute la soirée que nous n’entendrons plus les heures. Jusqu’à demain matin.

Lundi midi.

Fin de déjeuner. Les rillettes de la maison emboucanaient tant que je les ai fait cuire pendant 20 minutes et les asticots couraient sur le fromage. Heureusement le colis est merveilleux et je vais pouvoir passer une nuit quiète. Tes trois œillets sont mille baisers devant moi et les pâquerettes de mon Frédéric s’ouvrent à nouveau pour me donner leur joie et sa joie. Mon Frédéric est sur mes genoux. Mon Frédéric écoute mes histoires. Mon Frédéric se promène avec moi toute la journée. Mon Frédéric est mon ami. Mon Frédéric est ma merveille. Mon Frédéric met la tête sur mon épaule et dort. C’est moi qui berce mon Frédéric. Je t’embrasse aussi mais ne réveille pas mon Frédéric. Et dépêche-toi de me donner Catherine. J’ai deux genoux.

Es-tu jalouse ? Mon Frédéric c’est encore toi. Tout est toi. L’air qu’on respire, le Paris qu’on voit au loin, le pain Hovis qu’on entame, les ficelles qu’on coupe, le papier sur quoi on écrit, le présent qui patiente. Tu m’entoures à l’infini. Est-ce que tu ne crois pas que les murs vont s’écrouler pour qu’on se rencontre. Il faut absolument que nous apprenions à passer à travers les murs. Ce n’est pas difficile. Je ne veux pas quitter ton image la meilleure.

Et cette image est cette bouffée d’air chaud et de parfum lourd qui entre par la fenêtre, le sourire qui monte à mes lèvres ravies en pensant à tout le bonheur qui court le monde, la joie gonflée qui soulève le cœur plein de certitude, fier de vaincre et de triompher de tout le mal stupide. Ton image est si nette et si pure qu’elle remplit le ciel. Je te vois avec des ailes et des fleurs plein les bras, et de grands élans, et de grands silences, et d’immenses béatitudes. Jamais femme n’a été plus vivante, plus heureuse, plus bénie, plus pleine de grâces et de charme et de simplicité. Tu es une fille de l’infini et j’écoute battre ton cœur comme la vie. On boit à ta source un rire si frais qu’il en résonne encore dans ma tête pendant des heures, et des jours, et des mois. Sais-tu combien je me rappelle, quand tu frappais à ma porte, la façon dont tu disais « bonjour » et comme tu étais douce et fine. Au fond, c’est toi qui as tenu contre mon scepticisme. Je crois t’avoir fait le plus grand bonheur de ta vie le jour où je t’ai permis de garder le fruit de nos tendresses. C’était une grande porte ouverte sur un avenir qu’il faut construire pierre par pierre. On aura mis du temps à creuser des fondations, mais elles ne bougeront pas, car j’ai construit sur ta ténacité absolue et sur tout ce que tu ne sais pas encore de toi-même, mais qui est infiniment parfait. Ce ne sont pas de vains compliments que je te fais. Tu n’as jamais compris à quel point tu étais bonne. Il faut qu’on te le montre. Je t’aime tant et tant. Et encore plus.

Pas de lettre de toi à midi. J’en aurai ce soir. Ou demain. Mais tu es venue ce matin avec tous tes dons et je grignote des dragées dont chacune est un poème en ton honneur. Tu verras comme tout ira bien pour nous, et comme toutes les choses vont s’arranger. Les nuages s’enfuient. Après l’orage, on retrouve un soleil tout neuf. Il n’y aura jamais d’épreuve. Il faut croire, voir clair, savoir que toutes ces choses pénibles ne sont que des ombres, qui ne peuvent que disparaître. Nous n’avons pas peur des ombres. Est-ce que tu crois que je t’aime pour toujours ? Pas seulement pour toute la vie. Car ce n’est rien. C’est beaucoup trop court. Mais pour toujours. Éternellement. Je t’ai toujours aimée. Mais tu ne le savais pas. Et moi non plus. Nous l’avons découvert. Et ce que nous avons trouvé n’est rien à côté de ce qui est.

Sur ce, je vais retourner à mon travail. J’en ai plein ma table. De quoi passer des heures accroché à des textes. C’est formidable ce que l’on a à faire ici. Pour des années, s’il le fallait. Tant à dire. Tant à écrire. Tant à penser. Les jours sont trop courts. Il faut se discipliner pour que peu à peu on puisse organiser sa vie. Nous n’avons pas le temps de nous ennuyer nous autres. Je ne sais pas si j’aurai le temps de faire une partie d’échecs d’ici trois jours ! Et mes deux camarades rouspètent, parce qu’ils jouent toujours ensemble. Voilà où nous en sommes d’avoir dans la tête tant de choses à dire.

J’arrête ma lettre, car je t’écrirais encore quatre pages aussi serrées, pour te raconter tout ce que nous ferons tout le long de la vie. Succinctement bien sûr, car il faudrait plusieurs volumes. J’ai lu La Mousson, de Louis Bromfield. C’est merveilleux. Personnages admirablement campés. Descriptions grandioses. Relu aussi à l’échelle humaine [1] de Blum (vaseux et faux), Les Conséquences politiques de la paix [2] de Bainville (prophétique), l’admirable Eugénie Grandet du fou Balzac. Un traité sur la Chine avec des tas de considérations curieuses sur la philosophie de Lao Tseu et sur le théâtre chinois (pris beaucoup de notes) et encore mille autres choses. Nous sommes au courant de tout, du passé, du présent, de l’avenir et de ce qui se passe dans ton cœur. C’est pourquoi on t’embrasse à pleine bouche de poète, et on te chérit comme un amour sir rare qu’il est de toute pureté. Dis au Frédéric qu’il est le plus beau du monde et qu’il a en lui tout le ciel. Baisers mille fois.

J.

[1] À l’échelle humaine est un livre de Léon Blum, écrit en captivité durant la Seconde Guerre mondiale. Terminé en 1944, il fut publié en 1945 au lendemain de la guerre. Ce dernier ouvrage de Léon Blum eut la chance de pouvoir être sorti en cachette de prison, sans quoi il n’aurait sans doute jamais été publié. Dans son livre, Léon Blum analyse ses années passées à la tête du parti socialiste et développe une réflexion critique sur les événements qui les ont émaillées. Il insiste sur l’importance de la démocratie et avoue certaines de ses erreurs politiques. (note de FGR)
[2] Les Conséquences politiques de la paix est un ouvrage écrit en 1920 par Jacques Bainville, dans lequel est dénoncé le Traité de Versailles de 1919. Il y estimait que ce traité laissait l’Allemagne beaucoup trop puissante tout en lui laissant beaucoup trop de motifs de ne pas le respecter. Bainville y décrit le processus de déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, à savoir l’annexion de l’Autriche par le Reich, la crise des Sudètes avec la Tchécoslovaquie et un pacte germano-russe contre la Pologne. Profondément anti-communiste et anti-germaniste, il eut une vision de l’avenir du XXème siècle qui a été dans une large mesure vérifiée avec l’horreur de la Seconde Guerre mondiale. (note de FGR)