Samedi 5 juin 1948
Ma petite fille chérie,
Mon coéquipier me montre ce soir une lettre de son avocat (qui se mêle de Dieu sait quoi) où il rapporte un propos du président D. qui lui aurait confié que l’affaire serait maintenant terminée et qu’elle passerait début juillet. Je crois que tout cela est inexact (veux-tu bien le vérifier).
- Floriot m’aurait prévenu
- le dossier me semble être encore à l’instruction.
- le commissaire du gouvernement, me dit-on, n’est pas libre en juillet.
Je crois que D. a voulu se débarrasser d’un avocat importun. De plus toutes les dates sont prises au début juillet et on n’aurait pas manqué de me faire savoir quelque chose. Veux-tu téléphoner à ton amie pour savoir si elle est au courant. S’il y a quelque chose agir en conséquence, tu sais comment.
A part cela, tout va bien. On travaille. Donc tout est parfait.
Plus je réfléchis, plus je pense que l’histoire ci-dessus est stupide. Je vais donc dormir des plus tranquilles. Du reste, s’il y avait eu quoi que ce soit tu m’aurais envoyé un pneu. N’ayant rien reçu, je conclus qu’il n’y a rien. Et puis, les interrogatoires ne sont pas terminés. Il me semble que tout cela est concluant. Bonne nuit donc, ma petite fille. Je te souhaite une des meilleures soirées de printemps. Il fait doux. Et si ce n’était de stupides sonneries de trompettes (j’ai horreur de certaines musiques militaires si bêtes, si animales), le calme serait parfait. Tu es sans doute en train de bercer le Frédéric avec des histoires. Mais cette semaine tu ne m’as pas raconté grand-chose.
Pourquoi tire-t-on le feu d’artifice le 5 juin ? C’est vrai, on n’y pensait plus. Il parait que certains sont victorieux. Qui s’en douterait encore ? Les journaux parlent ouvertement de reconstruction de l’Allemagne, voire même d’alliance franco-allemande contre les Soviets (en toutes lettres dans l’Intran [1]). C’était pas la peine… Moi, je ris.
D’autre part on vient chercher dans les prisons parmi les condamnés des gars pour l’Indochine. Ceux qu’on ne juge pas dignes de faire des citoyens sont bons pour faire des soldats. Bizarre. Et on les maintient dans leurs grades ! Voici qu’ils ne sont plus des traîtres. Comme tout tourne vite. Encore quelque temps et l’on nous félicitera. Les mêmes qui nous condamnaient. On me cite le cas d’un président de cour qui, rencontrant chez une amie une de ses victimes, depuis graciée, s’empressa de lui serrer chaleureusement la main. Vous comprenez… Nous étions forcés !… On parle de réhabiliter certains fusillés.
Enfin ! Tout ça n’a guère d’importance. Puisque tout sera fini bientôt. Encore un effort.
Je t’embrasse. Bonne nuit.
Lundi soir.
J’ai reçu ta bonne lettre tout à l’heure. C’est aussi ce que je pense. Mais tu me confirmes mes impressions. J’ai envoyé un pneu à Flo. pour le tenir au courant. Attendons.
Figure-toi que, pris par un bouquin passionnant de J. Valtin [2], j’avais quasiment oublié ma lettre. Et j’entends les bruits de clefs et les gardiens qui ferment la lumière (veux-tu bien m’envoyer encore une bougie. Nous n’avons pas toujours le temps de tout terminer).
Le colis est parfait. Tout va bien.
Il y a dans le bouquin que je lis une fille charmante qui suit aveuglément un militant révolutionnaire. On pense à des coïncidences. Il y a des acharnés de la contre-révolution qui voudraient aussi entraîner derrière eux leur compagne amoureuse. Heureusement quelquefois qu’avec beaucoup de bon sens les petites filles savent opposer aux enragés de simples histoires de mères de famille. Moi, je ne m’occupe pas de politique. Bravo. C’est déjà bien suffisant que le mâle soit tombé dans le panneau.
Je suis en train de relire de plus en plus, Eschyle. Arriverai-je à démarrer mon deuxième acte. J’ai réécrit entièrement Empyrée. Peut-être en arriverai-je à composer un traité d’esthétique ! Nous ne parlerons plus que peinture et poésie.
Tu ne m’écris plus du tout. Et les photos ? Je vis depuis douze mois avec trois images. J’ai besoin de regarder des boucles et des yeux. Le mur de la cellule est très joli, mais il me faut autre chose, de temps en temps.
Au fond, il se peut qu’un de ces jours j’ai envie de revivre un peu dehors. Puisque les évènements tournent si vite que nous allons apparaître comme des esprits prévoyants, nous aurons encore quelques mois à vivre au milieu de cette foule abêtie. Tout n’est pas perdu, loin de là. Voilà trois ans ½ que je dis que ce sont les autres qui se sont trompés. On y arrive.
Tu vois les accords de Londres. Demain l’Europe sera faite autour de qui ? Encore un an de travail au moins et toutes les positions politiques sont reconquises.
Tant crie-t-on Noël qu’il vient ! Il viendra pour sûr. Je le vois d’ici.[3]
Je t’ai écrit aujourd’hui d’une écriture si fine que ma lettre vaut bien deux pages. Et puis je suis dans un de ces jours où je n’ai rien à écrire, sauf des choses qu’on ne peut pas raconter par lettre. Elles te rempliraient d’aise, ces pensées pures et affectueuses. Elles t’empêcheraient de dormir.
Je te serre fort contre moi. Parce que ça te fait plaisir naturellement. Et à moi aussi. Mes gros baisers au Frédéric. Pour toi je t’en accorde les mille demandés plus les imprévus. Bonsoir ma chérie. Nous dormirons bien tous les deux.
J.
PS. Veux-tu bien téléphoner d’urgence à mon ami Géranton, 8 avenue Théophile Gautier, AUT 69 78. Il est avocat conseil. Peut-être peut-il être utile. C’est le frère de l’avocat à la cour. Il était en cellule avec moi et vient d’être libéré de Mauzac [4]. Dis-lui que j’ai bien reçu sa lettre. Que je lui envoie toutes mes amitiés. Explique-lui en détail la situation. Peut-être même te donnera-t-il rendez-vous au Palais. Il est très gentil et dévoué. Vois si tu peux l’utiliser pour une quelconque démarche. Tu sais bien tout ce qu’il faut. Il est l’ami de Leroy (mon nouvel avocat). Nous étions ensemble en cellule avec Phil (tu vois qu’on en sort). Il aura peut-être des tuyaux à te donner.
Re-baisers. Je t’aime beaucoup. Pour des tas de raisons. Très confiance. Ferme les yeux. Tout va très bien.
J.
[1] L’Intran : abrégé du titre du quotidien Paris-Presse L’Intransigeant
[2] Probablement Sans patrie, ni frontières de Jan Valtin, pseudonyme de Richard Julius Hermann Krebs, communiste allemand et agent soviétique durant l’entre-deux-guerres. Arrêté par la Gestapo en novembre 1933, il est torturé, ne parle pas, est condamné à 13 ans de prison et est enfermé au camp de Fuhlsbüttel. Il reçoit l’ordre du Komintern de se mettre au service de la Gestapo qu’il parvient à convaincre de sa conversion au nazisme. Il est envoyé en 1937 en mission à Copenhague qui est un foyer communiste important. Il demande alors à ses camarades du parti d’organiser une mission pour libérer sa femme -également membre du Parti- et son jeune fils retenus en otage en Allemagne. Face à ce refus, il se rebelle et est mis en accusation par l’organisation du Parti. Après jugement, il est décidé qu’il sera envoyé à Moscou. Anticipant le sort qui l’attend, il parvient à s’évader. Pourchassé autant par le NKVD que la Gestapo, il parvient à rejoindre les États-Unis. Les Russes ayant fait savoir que Valtin était leur agent au sein de la Gestapo, sa femme meurt dans une prison nazie fin 1938 et son fils est enrôlé dans les jeunesses hitlériennes. Il parvient à rejoindre les États-Unis et s’engage dans l’Armée américaine pour combattre dans la guerre du Pacifique.
Out of the Night, son autobiographie de 1941, publiée en France en 1947 sous le titre Sans patrie ni frontières, connut un grand écho. Elle a fait l’objet de nombreuses vérifications qui établissent qu’une partie du personnage de Jan Valtin ne correspond pas à la vie effective de Richard Krebs.
[3] Vision tragique puisque ce sera ce 24 décembre 1948 que Jean Mamy sera condamné à mort !!!
[4] Le centre de détention de Mauzac est une prison française située dans le département de la Dordogne. Le 7 juin 1944, la prison passe sous le contrôle de Léon Cerisier, chef de maquis de l’Armée Secrète. À la Libération, Mauzac devient une prison de l’épuration. Le mois de mai 1946 marque un pic avec 1 740 détenus, hommes et femmes répartis dans les camps nord et sud. Le 2 mai 1945, la prison militaire de Mauzac cesse d’exister en tant que telle : terrains et bâtiments passent sous contrôle du ministère de la Justice.