JM à JR (Fresnes 48/05/30)

 

Dimanche 30 mai 1948

Petite fille chérie

Enfin un bon grand parloir pour nous deux, bien qu’écourté au début. Je t’ai retrouvée toute gentille sous un chapeau à plume de coq (je crois, peut-être de faisan, peu importe) et nous avons dit sous les mots tout ce que nous voulions nous dire. Car les mots ne disent rien. C’est le ton, l’élan, la joie qui dit tout. Un sourire d’une demi-minute, c’est une éternité.

J’ai bien reçu tout ce qu’il me fallait. Le buvard était particulièrement bienvenu. Nous travaillons dur. Te dirai-je que, de plus en plus, je me détache de l’époque, pour m’attacher à des réalités plus substantielles. La vie est pleine de sève, là où l’humain ne corrompt plus. Des tas d’idées nous viennent substantielles, heureuses, souveraines. Voilà de quoi vivre.

Ce matin, petite scène risible qui heureusement n’a pas trop de conséquences. J’ai été frappé par un fou, qu’on laisse se promener en liberté depuis des mois. Il ne paraissait pas trop dangereux, mais il a ses crises, le pauvre. Et ce soir je suis obligé de me tamponner un peu l’œil enflé. Tu sais que je n’attache guère d’importance à ces bêtises. J’espère que l’administration va le ramener à Villejuif, d’où il était sorti. On ne choisit pas toujours ses voisins. J’en serai quitte pour me marquer pendant quelques jours. A moins que tout ne soit fini dans une heure. Tout est possible.

Tes marguerites sont toujours belles. Elles m’ont raconté des histoires toute la semaine. Il parait que tu les avais chargées de tas de choses. Du moins le disent-elles.

Midi.

Dès 8h30, on pense à t’écrire. Parce qu’on te sent si près qu’il faut te crier par-dessus le mur des choses aimables. J’ai toujours devant mes yeux une certaine photo où sur un pont une jeune femme maintient ses cheveux dans le vent, dans un décor prodigieux de petite ville de montagne : maisons bourgeoises de pierre grise, aux volets clos, balustres chargés de lierre, rivière animée par le soleil doux, et vieux fond d’arbres grimpant jusqu’au sommet de l’image. On ne sait quoi les surplombe. Peut-être un Himalaya.

Est-ce que quelquefois tu penses précisément à ce que pourra être la vie à côté d’un tel bougre tel que moi ? Je tâche bien de me débarrasser des innombrables défauts que nous donne en naissant notre fée Carabosse. C’est une lessive continuelle de l’esprit. Il faut une patience d’ange. Il semble qu’on soit en train de nettoyer à jamais le coin de sol où reparaît toujours la tache fatidique (vieux romans moyenâgeux, Le stigmate !). Quelquefois (très souvent) une éclaircie de soleil dans cette chambre noire où l’on essaie de photographier l’infini par les trous de serrure. Alors ce sont des élucubrations poétiques qui paraissent insensées. Le sont-elles tant ? Les poètes parlent la langue du ciel. C’est peut-être bien la seule langue réelle qu’on puisse parler. Sinon, en bas, ce sont des bafouillis de fourmis.

Seulement, pourras-tu admettre qu’on te parle continuellement en vers, ou en prose rythmée. A la rigueur, tu vois si je t’aime, je consentirai peut-être à ne plus faire de politique. C’est-à-dire à m’occuper uniquement d’affaires sérieuses, commerciales : livres, films, commerce d’orange, fleurs et plumes. Note bien qu’il ne s’agit pas là d’un engagement formel. Peut-être une tendance. De toutes façons, il me faudra réaliser au moins encore une chose. Et puis ce sera peut-être tout. De plus en plus je vois qu’il est inutile de chercher à réaliser un « gouvernement par l’extérieur ». Ce qui doit être corrigé c’est l’âme humaine, la compréhension profonde de la vie qui détermine le comportement.

20h.

Bien reçu ta lettre du 29 mai. Quand le docteur t’aurait auscultée mille fois, il n’aurait jamais vu que la forme humaine d’une petite bonne femme dont le véritable moi est infiniment supérieur à cette carcasse. On ne doit jamais s’inquiéter pour soi. Tout va très bien quand on sait où appuyer sa pensée. Mais pour cela, il faut abandonner les préjugés courants. La science de la vie est aussi difficile à apprendre que la musique. Il y a peu de virtuoses. La plupart des gens ne savent pas jouer avec un doigt.

Les renseignements sur les Cours me semblent pertinents. C’est tout à fait mon avis. Cela coïncide avec une série de faits que nous voyons se dérouler tous les jours. Je t’en parlerai la prochaine fois.

Je reçois à ton sujet une lettre acrimonieuse et pleine de criailleries. Il parait que cela gène quelqu’un que nous nous voyons. Tant pis. Nous nous verrons.

Tes œillets sont superbes.

Tu m’excuseras pour ce soir. Je dois penser un peu à moi-même. Cet imbécile de fou m’a mis l’œil dans un état peu grave mais gênant et je n’ai pas toute la liberté qu’il faut pour pondre des mots. Tu ne m’en veux pas de t’embrasser trop vite et d’aller me reposer, c’est-à-dire réaliser que tout est très bien dans le meilleur des mondes, celui que nous ne voyons pas avec nos yeux.

On t’embrasse et le Frédéric.

J.