Mardi, 1er Mars 1949
Mon chéri,
« Oh temps ! Suspends ton vol !… et vous, heures propices, suspendez votre cours !…
… Assez de malheureux ici-bas vous implorent : Coulez, coulez pour eux ; prenez avec leurs jours les soirs qui les dévorent ; oubliez les heureux ! ».
Qu’on le veuille ou non, les jours s’écoulent toujours à la même cadence. On ne peut ni les retenir, ni les précipiter. Et c’est mieux ainsi. Quelle pagaïe si chacun se mettait à vouloir diriger le temps ! Ce pauvre vieillard serait vite écartelé, sans d’ailleurs que personne —à retrouver hier ou atteindre demain— n’éprouve plus de satisfaction qu’à vivre l’heure présente.
Rien de nouveau cette dernière semaine. L’affaire suit son cours. Et comme tu as vu Me Leroy samedi, tu sais aussi bien que moi où on en est. Tant qu’il n’aura pas été convoqué, c’est que le dossier est toujours au même endroit. J’y veille de mon côté. J’ai vu Me Leroy hier soir. Nous avons parlé un long moment. Je suis bien contente qu’il aille régulièrement te voir. Je l’ai remercié de te consacrer beaucoup de son temps. Mais il m’a aimablement dit qu’il avait plaisir à bavarder avec toi (je ne lui ai pas dit que cela ne m’étonnait pas. Mais j’ai pensé que je voudrais bien être à sa place). Je lui ai dit de parler avec toi de la question du petit complément d’honoraires que j’estime normal de lui proposer. Voyez ça ensemble et dites-moi, l’un ou l’autre, ce que je dois lui verser. Si tu estimes, comme tu me le disais sur une précédente lettre, que ta famille doit faire également un geste, débrouille-toi avec elle, mais surtout, ne m’en charge pas. Je ne veux pas entendre parler de question d’argent. Et même si ça doit t’attirer des désagréments, ou des réflexions peu aimables, ou même si simplement ça t’ennuie d’avoir à demander quelque chose, ne t’en inquiète pas, et dis-moi de verser toute la somme. Si je ne peux le faire de suite, je prendrai des arrangements avec Me Leroy.
Frédéric a passé la journée (plus exactement de 4 à 6) sur les Grands Boulevards, à la recherche de quelques déguisés. Et maintenant il dort, en rêvant sans doute à quelque colombine ou à quelque marquise. France-Dimanche réserve une page de son numéro de cette semaine « aux douze condamnés à mort des cours de Justice qui attendent l’exécution en espérant la grâce ». (Tu n’y figures pas. J’en déduis que toi —pour ne pas faire comme tout le monde— tu attends la grâce en espérant l’exécution). François Hulot ressemble étonnement à André Luguet dans « Les mains sales ». J’ai fait part à Me Leroy de ta demande concernant le témoignage Pfannstiell [1]. Il te l’enverra certainement. Je verrai la sœur de B. pour le document. Je te tiendrai au courant de sa réponse. J’ai reçu ta lettre ce matin. Je suis bien contente que tu n’aimes pas « Le gala des vaches [2] ». J’en étais sûre. Moi non plus, je n’aime pas cette littérature (je ne l’ai d’ailleurs pas lu, mais quelques lignes ont suffi à m’écœurer). Je préfère « Les Mémoires d’un âne » de la Comtesse de Ségur. Ou même « Le Ciel d’Aujourd’hui » (je n’y comprends quelque fois rien, mais je n’y comprends jamais rien de vulgaire). Je t’aime énormément. Je voudrais comprendre tout ce que tu écris, tout ce que tu dis, tout ce que tu ne dis pas, tout ce que tu fais, tout ce que tu penses. Je comprends très bien que tu m’aimes. Gros baisers
JR
P.S. Et au fond, c’est très suffisant. Gros baisers encore (un mandat est parti hier lundi, comme d’habitude).
[1] En mai 1941, Vichy fait appel au capitaine de frégate Robert Labat pour constituer, sous l’autorité de B. Fay, un Service des Sociétés Secrètes avec un service central à la fois à Vichy et à Paris (dans les mêmes locaux que le S. D.).
Quatre autres services anti-maçonniques existeront dans la capitale : le Service spécial des associations dissoutes, du commissaire français S. Moerscheli (4. square Rapp, ancien siège de la Société Théosophique, sous l’autorité de la police judiciaire de H. Laffont) ; le Centre d’Action et de Documentation (8 rue de Puteaux ancien siège de la Grande Loge de France, dirigé par Henry Coston, qui publie à partir d’octobre 1941 un Bulletin d’information anti-maçonnique) ; le Service de Renseignements organisé —avec l’autorisation allemande— à titre personnel par Marquès-Rivière (5 nue Greffulhe) ; le Service allemand du Dr Pfannstiel, (72, avenue Foch, dans les locaux de l’ambassade du Canada). (Note de FGR)
[2] Le Gala des vaches : pamphlet d’Albert Paraz, ami de L.F. Céline (réédité dans Le bal d’un maudit avec Valsez saucisses et le menuet du haricot (note de FGR)