Lundi 7 janvier 1945
Jeannette chérie,
Tu étais bien jolie derrière le grillage l’autre jour, et surtout de bonne et égale humeur. Et tu ne savais trop si tu allais être déçue ou contente. Et tu étais timide quand tu as demandé « Alors, tu as quelque chose à me dire ? ». Des fois que ce ne soit pas pour toi seule qu’on t’ait fait venir, mais dans un but égoïstement intéressé. Et bien voilà, tu es partie avec le plus gros reproche du monde: « tu ne m’écris pas assez ». Parce que figure-toi, j’ai besoin de savoir ce qui se passe tout au fond de l’esprit et du cœur des petites filles qui prétendent s’intéresser à notre humble personne, et ce n’est qu’à travers les mille et un écrits qu’on peut commencer à voir clair… ou s’y perdre. Toutefois, j’aime autant te dire pour châtier ton épouvantable orgueil (oh! que je suis méchant), ta tyrannie amoureuse (mais que je suis donc mauvais) que n’attendant plus rien de personne dans cette sacrée vie animale, mais au contraire me réservant des sensations augustes, réprouvées par les mortels, ni les amours humaines, ni les tristesses, ni les plaisirs, ni les douleurs n’ont plus le pouvoir de m’éprouver. Ce n’est pas de l’insensibilité comme tu peux le croire, mais au contraire de la super-sensibilité sur un plan inaccessible aux émotions (comme tu dois être malheureuse après ces phrases. Aussi je t’embrasse avec toute la tendresse désirable, exactement comme la maman dorlote son bébé après la teinture d’iode ou la purge). Note bien que ma prose ne tend pas au révulsif et je te prie de ne pas considérer cette lettre comme un médicament. Trêve de plaisanterie.
Toute la semaine j’ai pensé à toi et au Canada —puis au Canada et à toi— On verra bien. Est-ce qu’il te plairait de coudre ensemble des peaux de bête, et de diriger une ferme-laiterie? C’est très fatiguant, mais on est toujours sûr d’avoir au moins ½ cochon et un sac de pommes de terre devant soi. Quant à la vie citadine, réservons cette joie aux amateurs de bombe atomique ou de crémation au phosphore. La « terre promise », c’est le coin où l’on pourra pêcher à la ligne sans risquer un ordre de mobilisation qui conduit infailliblement à la gloire d’être inscrit sur un marbre communal pour le bon plaisir des chiens du quartier. Trêve d’aigreurs, on risquerait de devenir misanthrope et je ne le peux, ni ne le veux, ayant lu Rabelais et la Bible toute la semaine, l’une faisant digérer l’autre.
Tu as bien de la chance de vivre dans cette belle France d’aujourd’hui. Après les défilés d’hier, tu peux voir les queues à la porte des boulangeries et tu auras les émotions palpitantes de la grève générale. Nous allons vers le grand soir, suprême beauté du désordre. Un Néron se réjouirait de voir tant de flammes dans les esprits, jusqu’au jour où la ville brûlera pour de bon, car on commence par les cerveaux et l’on finit par les maisons. Ce monde est indigne de vivre. Il est au dessous de la civilisation des castors. Une fourmilière, une ruche, témoignent plus d’harmonie. Au moins les abeilles ne bouffent pas leurs reines. Elles savent qu’aussitôt elles en crèvent.
Je suppose que tu n’attends pas de ma lettre des digressions politiques, mais qu’il conviendrait que je satisfasse, ou plutôt que j’apaise, tes inquiétudes sentimentales. Car il me semble, de loin, que Jeannette est encore un peu tremblante sur ce point et qu’elle garde en elle-même, trop volontiers, la douce illusion que tout le bonheur de la vie, que tout l’amour qu’elle nous donne, dépend d’une personne bien fragile, d’un homme périssable. Voilà alimenter la verve de centaine de philosophes et Panurge a ouvert le débat fameux en de multiples chapitres pour savoir si l’on devait ou non bâtir sa vie sur le sable de l’amour charnel. Qu’en a-t-il conclu ? Je ne te le dirai point, car il faut lire Rabelais pour le savoir et voilà une occupation utile qui peut délasser une mère de famille. J’ai vu à quel point tu étais absorbée par le travail surhumain que te donne un seul de ces bambins qui doivent être la gloire de la génération future. Que sera-ce quand tu en aura douze, et le treizième par dessus le marché? C’est vrai qu’à partir du troisième on ne s’occupe plus du premier. Peut-être, si je commence à faire de l’élevage, ferai-je aussi celui des enfants? Il me semble utile autant que celui du vison, du renard argenté, de l’hermine, de la taupe martrée, et que la culture du champignon et du soja. Je pense que la mentalité du cultivateur doit égaler pour le moins celle de Jehovah. On se croit vraiment le propriétaire et le créateur de quelque chose. Tout cela est bien ridicule, et du grain de blé à la goutte de sperme le monde tourne en rond dans les conventions. Est-ce parce que nous sommes (ou nous semblons) promis aux brutalités des tribunaux d’exception, mais les hommes commencent à ne plus m’intéresser du tout, du tout, du tout. Je ne tiens plus à la terre que par le fil de la poésie. Et encore, est-ce la terre ? N’est-ce pas déjà le ciel? La plus belle aventure est d’exercer un métier, une profession, une mission, à quoi les hommes ne comprennent rien. J’hésite encore entre: peintre sur porcelaine, sculpteur de manche de parapluies, photographe pour cartes postales sentimentales, cinéaste sous-marin ou ornithologue, ou naturellement, mais cela c’est le plus grand de tous les métiers, le sommet du plus pur idéal: chasseur de papillons. Si j’étais cela, je dessinerai moi-même les papillons que je devrais chasser et je courrai toute la vie après, sans les trouver, mais quelle chasse! Quelles aventures! On dirait presque la recherche de l’amour fou lui-même.
Tes pantoufles font ma joie, mon bonheur et ma chaleur quotidienne. Grâce à elles, je passe des jours quiets, attendant que se déclenche en moi l’étincelle divine qui me permettant de m’immatérialiser —c’est à dire de trouver mon identité réelle- me rendra capable de passer à travers les murs. En attendant, je lime patiemment les vieilles convictions animales que Lucifer, ses anges et les préjugés de ce bas monde nous attribuèrent dès cette naissance saugrenue, imbécile et inexistante.
Puis-je t’embrasser encore après toutes ces folies, sans que tu aies peur d’être secouée par toutes les tempêtes de l’esprit malin. Rassure-toi. Il n’y a pas plus doux, plus secourable, plus gentil, plus prévenant que les poètes. Ils comprennent si bien le cœur des femmes et des hommes. Au fond, pourquoi se bat-on? Parce ce qu’on a perdu l’habitude de penser en beauté. Et si l’on obligeait tous les citoyens du monde à penser et parler en alexandrin, nous irions plus vite sur le chemin de la politesse et de l’harmonie. La musique adoucit les mœurs. Désormais nous n’invectiverons plus nos adversaires qu’en chantant.
J’attends le colis tout à l’heure et suis persuadé de sa perfection. Veux-tu bien :
- dire à ma mère de ne pas mettre de Kub pendant 1 semaine, j’ai de la réserve pour ce temps.
- me procurer un morceau de savon,
- lui confier les exemplaires de Gabrielle. Je voudrais que tu gardes chez toi 1 Gabriella, 1 Lancelot. Fais-le.
- embrasser Frédéric,
- id dans le cou,
- lui dire que le Père Noël a pensé à lui ici, et qu’il lui a apporté toutes les qualités les plus merveilleuses pour un enfant, dont la tranquillité,
- embrasser sa mère autant qu’il faut.
Fais-le.