Lettres de mon père à ma mère, année 1945

  • Lundi 7 janvier : « Tu étais bien jolie derrière le grillage l’autre jour […] J’attends le colis tout à l’heure et suis persuadé de sa perfection. Veux-tu bien dire à ma mère de ne pas mettre de Kub pendant 1 semaine ; lui confier les exemplaires de Gabrielle […] embrasser Frédéric, lui dire que le Père Noël a pensé à lui ici, et qu’il lui a apporté toutes les qualités les plus merveilleuses pour un enfant… »
  • Mercredi 14 février, envoyée depuis la cellule 37, Quai de l’Horloge (Palais de Justice de Paris)
  • Jeudi 22 mars  : « La journée d’hier a été bonne. Je crois que mon affaire demandera un délai normal pour l’instruire. Je suis très content de Floriot. De plus, en réfléchissant à tout ce que je peux dire sur mon action, j’ai vu que j’avais négligé par erreur des choses qui pouvaient l’atténuer beaucoup et que je m’étais inutilement chargé. »
  • Lundi 16 avril, à partir de ce moment, Jean Mamy décide de cesser de vouvoyer ma mère.
  • Lundi 7 mai : « Merci aussi pour le brin de muguet qui m’a rappelé qu’au dehors, il y a des bois fleuris où les lapins sont libres d’aller se mouiller le derrière sous les feuilles […] A propos, et les photos que je t’avais demandées ? J’aimerais bien avoir la frimousse de ma Jeannette et du loupiot distingué qui a nom Frédéric et à qui il pousse de si ravissantes dents. Combien en a-t-il ? Marche-t-il ? Pépie-t-il ? Commence-t-il à lire ? Pour qui a-t-il voté ? »
  • Lundi de pentecôte, 21 mai : « Nous sommes trois dans une cellule de 4 mètres sur trois. […] Comment va le monsieur à qui il pousse de si charmantes dents ? On l’imagine gouvernant déjà avec autorité une maison où trois femmes s’empressent autour de ce prince charmant. J’aime à croire que ses ordres sont exécutés à la lettre, et qu’on se précipite dès que son Altesse Frédéric prononce (ou plutôt indique de l’œil et de la voix inarticulée) le moindre désir. »
  • Lundi 4 juin : « Pour les colis, les œufs tiennent bien huit jours, les saucisses aussi, le jambon aussi, mais la viande doit être envoyée plus fraîche »
  • Jeudi 14 juin : «  L’interrogatoire d’hier me montre qu’il n’y a plus de temps à perdre pour agir. »
  • Lundi 18 juin : « Il m’a l’air très napoléonien le bonhomme. Je lui trouve un air décidé, maître de lui, observateur, attentif, supérieur, qui font présager que malgré ses trois dents, il possède déjà toutes les qualités d’un chef de maison, de tribu, d’état ; ne plaisantons pas, le coq est dans l’œuf. Il a l’air un peu dictateur […] Sera-ce un intellectuel ? On le devine. Mais il saura se servir de ses mains. »
  • Lundi 25 juin : « Parlons de choses sérieuses. Ta photo est ravissante. Je l’ai clouée à mon buffet. C’est à dire à la double planche qui supporte les quelques boîtes en carton contenant ma fortune alimentaire. […] Je suis seul maintenant dans ma cellule. Mon compagnon m’ayant quitté. Dommage. Mais je travaille beaucoup mieux, avec plus d’assiduité. »
  • Lundi 2 juillet : « veux-tu bien dire à ma mère que je ne lui écris pas cette semaine puisque c’est à toi que je réserve ma lettre. »
  • Dimanche 8 juillet : « Aujourd’hui j’ai 43 ans […] l’essentiel de ma vie commencera peut-être vers 65 ou 68 ans […] après la prochaine guerre. »
  • Dimanche 22 juillet : « Je t’écris dimanche car demain je vais, sans nul doute, passer la journée au lieu-dit « la Souricière » pour témoigner au Palais dans le procès que tu sais. »
  • Lundi 30 juillet : « On veut me mettre sur le dos des affaires qui ne m’incombent pas […] quel choc, cette semaine ! Fichtre ! Il faut être blindé pour recevoir de tels coups. »
  • Dimanche 12 août, Ma mère voudrait bien que mon père me voit au parloir mais « Pour ce que tu me demandes, et que tu lui as promis, il n’est pas question de le faire par correspondance. Il faudra attendre le bon vouloir du juge d’instruction […] Je ne pense donc pas te revoir avant octobre. […] Tout Fresnes est suspendu au procès Pétain… »
  • Dimanche 19 août : « Tout Fresnes est en émoi d’avoir lu un projet d’amnistie débattu au Conseil des Ministres. Tous se croient déjà dehors. […] Quand me l’amènes-tu dans la cage à poules ce phénomène ? […] J’aimerais bien voir si ce poulet furieux à les yeux en face des trous, et de quelle façon il est denté. […] J’espère qu’il n’aura pas peur d’entrer en prison. Qui sait. C’est peut-être un début de carrière politique. »
  • Lundi 27 août : « si tu viens me voir au parloir jeudi comme je l’espère avec le sieur Frédéric, qui ne se trouvera pas trop dépaysé dans la cage »
  • Dimanche 2 septembre : « Si on faisait de Frédéric un moine indien ? Il épouserait symboliquement vers 25 ans une petite fille de cinq ans, et parcourrait le monde en prêchant le nouveau dogme »
  • Lundi 10 septembre : « c’est nous, et nous seulement, qui avions cent mille millions de fois raison. Et tout le prouve. Surtout le fait que nous soyons ici et nos adversaires en liberté. Il est plus honorable pour certains d’avoir passé l’année en prison que dehors »
  • Lundi 24 septembre : « J’espère que tu tapes beaucoup… et vite ».  Dans cette lettre Jean Mamy évoque assez clairement sa rencontre avec ma mère sous la forme d’un scénario de roman autobiographique.
  • Dimanche 30 septembre : « Entre le cinglé qui crie toutes les cinq minutes « Préparez les valises », croyant à l’amnistie, et les fous du rez-de-chaussée qui piquent des crises effroyables en appelant « au secours » et en proclamant leur innocence, on ne s’entend plus.».
  • Lundi 8 octobre : « De Gaulle a fait un beau discours sur le Rhin, prêchant la réconciliation de l’Europe nouvelle. Deviendrait-il collabo ?»
  • Lundi 15 octobre : « Tu n’imagines pas comme on est libre dans un rectangle de quatre mètres sur trois. On domine l’univers… »
  • Lundi 22 octobre : « Aujourd’hui, tout Fresnes est suspendu aux chiffres de élections et les bobards courent comme toujours. »
  • Dimanche 28 octobre : « nouveau règlement : un colis de 3 kgs tous les quinze jours seulement à partir du 15 novembre. »
  • Lundi 5 novembre  : « Je me suis débattu toute la nuit contre des cauchemars. […] Il faut dire que cela a commencé par un rat. »
  • Dimanche 18 novembre : « La meilleure situation sera celle de député. Toutes les combines, toutes les crapuleries, leur mitraillette sur l’épaule, un micro porte-voix, un tank, quelques grenades à grande puissance à la ceinture, un avion pour les déplacement voisins, une fusée pour les grands voyages et voilà notre nouveau chef du peuple. »
  • Dimanche 25 novembre : « On vient de me remettre à l’instant le mot très court que tu m’écrivais mercredi soir après avoir tapé du Gabrielle. Comment trouves-tu la pièce ? […] C’est vraiment la loterie. tel est condamné à mort et pour le même cas le copain d’à côté est libéré »
  • Dimanche 2 décembre : « Pas encore vu Floriot. Pas pressé, ni lui, ni moi. […] inutile de les presser. Nous avons le temps. »
  • Lundi 10 décembre : « les mains sont gourdes de froid et ne peuvent écrire à leur aise. Et comme il fait probablement -5 ou -10, la cellule n’étant pas chauffée, on sent passer un peu l’hiver »
  • Samedi 15 décembre : « Je n’ai pas reçu de nouvelles de Jeannette, ni hier, ni aujourd’hui. Voila pourquoi il pleut. […] Je suis à la cellule 326. Pour le reste, rien de changé. »
  • Dimanche 23 décembre : « Il est certain que ma situation matrimoniale légale, avec le temps, ne peut s’améliorer que dans le sens de la liberté,  » ,