Lettres de mon père à ma mère, année 1947

  • Dimanche 12 janvier : « Voilà près de trois semaines, et même plus, que j’attends ledit Liebermann. Téléphone-lui et dis-lui qu’il ne manque pas de m’appeler. On ne me fera pas croire que la maison Floriot n’est pas venue à Fresnes cette semaine. J’ai des tas de choses à lui donner pour le dossier. Je sèche, moi. C’est la moindre des choses qu’il m’avertisse de ce qui se passe. »
  • Lundi 20 janvier : « J’ai vu Démery il y a deux jours. Elle n’avait plus ses airs bourrus et maussades qui, il y a deux ans, me faisait supposer chez elle une animosité judaïque déchaînée. Il est vrai que la pauvre est à peine guérie de son étoile jaune. Quelle aventure ! »
  • Dimanche 26 janvier : « Il y a deux ans déjà ! J’étais prisonnier dans une des salles voûtées du fort de Charenton, où, avec 36 camarades, et en liberté dans ce camp de 300 prisonniers, je faisais force bridge et parties de dames. Il neigeait dru. […] Le Frédéric est superbe […] Je fais des projets pour lui […] Il dirigera les nombreuses plantations que nous posséderons en Amérique du Sud. Il montera à cheval, dirigera des mines, conduira son avion, son transatlantique. Ce sera un homme. […]
    J’étais furieux contre mon avocat […] je voulais à tout prix être jugé. Car toutes ces manœuvres m’agacent. On veut briser ma carrière politique. Il faut que je sois condamné à mort, pour être plus tard le martyr d’une cause. »
  • Dimanche 2 février : « Je te renouvelle l’assurance que tu es la seule à t’occuper de moi. Si quelque autre veut s’amuser à se renseigner pour son compte, libre à elle. Cela ne nous gène point. »
  • Dimanche 9 février : « L’instruction s’est fort bien passée vendredi dernier […] Si l’on sait bien manœuvrer pour l’affaire nous gagnerons la session d’après les vacances. »
  • Lundi 17 février : « À l’instruction on me disait qu’il n’y aurait pas d’amnistie avant cinq ou six ans !!! Si c’est cela, il n’y en aura pas du tout car les communistes auront pris le pouvoir ou bien il y aura eu la guerre. On ne sait pas. »
  • Dimanche 23 février : « Rassure-toi. Je ne suis pas dans le « complot fasciste » dont, parait-il, on parle à la radio et qui permit ici une rafle de papiers sans valeur chez de pauvres bougres traqués. »
  • Dimanche 2 mars : « Mais oui, nous sommes pour quelque chose dans l’arrivée de Frédéric en ce bas monde. Et nous le serons autant pour Catherine et la suite […] Quant à ma vieille sorcière, tu la verras, soit le 23 avril, soit plus tard. Et tu me diras si un homme de goût pouvait s’encombrer d’un pareil tableau. Je n’ai jamais connu pareil épouvantail et pareil caractère de chouette  »
  • Dimanche 9 mars : « Ainsi ma mère est arrivée jeudi au parloir en m’avouant : « J’ai pris la place de Jeannette  » !!! Elle a pris ta place. C’était ta place, et ma mère est venue à ta place. Je n’étais pas content du tout. »
  • Lundi 17 mars : « Il va bien falloir penser à des tas de choses si je sors bientôt : un domicile discret (surtout pas à mon nom), un passeport, un éditeur, un costume, une valise, une canne très souple et très solide, un chapeau haut de forme (pour ne pas se faire remarquer […] Si je trouve un cargo pour les Canaries, on s’embarque. On vivra de bananes et de citrons. »
  • Lundi 24 mars : « J’ai lu cette semaine une étude […] sur le Second Empire. Jamais la France ne fut plus heureuse à l’intérieur. L’ordre était rétabli, la canaille mâtée, la paysannerie et l’industrie prospères. »
  • Dimanche 30 mars : « Tu ne viens pas jeudi ? Tâches. J’ai beaucoup de plaisir à voir ma mère, mais ce n’est pas la même chose. »
  • Dimanche 6 avril : « Pâques ! Symbole des tombeaux comme des prisons qui s’ouvrent »
  • Dimanche 13 avril : « J’ai reçu convocation pour jeudi. Mystère ? Le dossier serait-il revenu chez le juge ? Est-ce pour un témoignage ? Supplément d’enquête ? Comprends pas. »
  • Dimanche 20 avril : « J’ai été jeudi à l’instruction. C’était la dernière. Le dossier a été déjà examiné par le commissaire du gouvernement. On m’a dit que le réquisitoire ne serait pas « méchant » […] Fais attention dorénavant dans tes lettres de ne plus inclure de passages susceptibles d’être censurés. Il apparaît que les consignes sont redoublées »
  • Dimanche 27 avril : « Est-ce que tu m’aimerais toujours si j’étais condamné ? Est-ce que tu voudrais de quelqu’un qui soit déclaré « indigne national », forçat, traite, bourreau, gestapiste, fasciste, sinistre individu, dévoyé, cynique, bon à jeter aux cochons qui mangent les petits enfants et le collaborateurs ?  »
  • Dimanche 4 mai : « Depuis mercredi je travaille sur les bouquins […] Françoise de Foix inintéressante. Cette pouliche royale n’est ni émouvante, ni curieuse, ni attirante, ni autre chose qu’un mannequin sexuel, une prostituée de choix. N’éprouve aucun intérêt pour ce genre de fille qui ne sait que coucher… . »
  • Dimanche 11 mai : « Nous voici rentrés de promenade […] J’ai passé une heure de préau avec Cousteau, Rebatet et les ministres. On bavarde. On espère. On se réconforte. On se souvient. On commente. C’est un drôle de radeau de la Méduse quelquefois que ces prisons où les uns mangent les autres. Ici, c’est le contraire. »
  • Dimanche 18 mai : « j’ai remâché les souvenirs du parloir : le moment où je t’ai dit, celui où tu m’as répondu […] « oui » sans conditions. Voilà de quoi se réjouir pendant tout le moment qui nous sépare de la sortie ; de quoi vivre toute l’attente, sans heurts, sans inquiétude. […] tu l’as dit, et tu ne reviens jamais sur tes promesses. »
  • Samedi 24 mai : « Remercie aussi mon camarade quand il t’apportera les bouquins. Dis-lui qu’il a bien eu tort de nous quitter. Ici nous lui remontrions le moral »
  • Dimanche1er juin : « La grève bat son plein ici. Plus de la moitié ne mange pas depuis deux jours.  »
  • Dimanche 8 juin : « J’ai déjà lu avec intérêt Tropique du Capricorne. L’auteur est digne de l’asile d’aliénés. Voilà où mène la littérature surréaliste, la philosophie communiste ou marxiste, la libre pensée, les éditions Gallimard et autres saletés. […] La proportion de communistes dans les jurys est inimaginable : 1.400 sur 2.000. Les ministres en place disent qu’ils ne peuvent remédier à pareille situation. Quelle justice ! »
  • Dimanche 15 juin : « Alors, tu veux qu’on te dise qu’il n’y a qu’à toi qu’on se confie. Quel exclusivisme ! Je ne puis empêcher certaines démarches d’être faites contre mon gré. Cela ne veut pas dire autre chose. Et je n’ai rien demandé »
  • Dimanche 22 juin : « Voici déjà six jours que j’ai changé de cellule et vis seul à partir de 19 heures jusqu’à 7 heures le lendemain. Depuis trois ans je n’avais pas connu un seul moment de répit. Toujours à deux, trois, cinq, dix ou vingt ensemble, sans aucune possibilité de s’isoler, même pour les plus menues choses. »
  • Samedi 28 juin : « On vient d’appeler la promenade. Je n’y vais pas pour terminer ma lettre. Et puis, pas très intéressante. Depuis mon changement je ne suis plus avec les camarades ministres, et le niveau n’est pas le même. »
  • Dimanche 6 juillet : « Patientons. Nous arrivons aux derniers sursauts de l’épuration. Les dernières ruades sont toujours dures […] On ne voit pas demain, quand les anti-communistes seront recherchés sur le marché politique ce dont on pourrait nous accuser sinon d’avoir été des précurseurs et des prévoyants. »
  • Dimanche 13 juillet : « Je t’attendais jeudi avec plein de sourires […] point de Jeannette ! […] Est-ce la visite inopinée de mon fils mardi qui nous a privé d’un parloir ? Pourtant, généralement, on m’accordait le supplément de visites  »
  • Dimanche 20 juillet : « Mon moineau, je t’embrasse comme il n’est pas possible, c’est-à-dire non avec des lèvres, ou des mots, ou des yeux, ou des tendresses, mais avec tout moi, et tout l’univers par dessus. »
  • Dimanche 27 juillet : « J’ai d’un côté du riz qui cuit dans une gamelle, de l’autre des morceaux de lard qui achèvent de se grillotter parmi des tomates. Le lard a tenu tout juste. Il est la dernière parcelle de toutes les viandes du colis. La semaine a été si chaude qu’il a fallut manger tout rapidement. »
  • Dimanche 3 août : «  En face de moi, un de nos ex-condamnés à mort […] Ce brave type a vécu pendant six mois dans l’attente de la fusillade du lendemain. Aujourd’hui il est gracié. Dès la nouvelle son esprit a déraillé. L’homme qui s’attendait à mourir ne sait plus vivre. Il ne reconnaît plus personne. Il confond ses camarades, croit parler encore à tel ou tel qui fut fusillé il y a un mois. Il faut le conduire comme un enfant à travers les couloirs et les galeries, de crainte d’un geste insensé. Il regrette presque d’être resté. »
  • Dimanche 10 août : « Ici l’atmosphère est toujours très dure. On fusille sans répit. Un de nos camarades que tous s’attendaient à voir gracié a été emmené à Châtillon il y a trois jours. Est-ce que les chaleurs prédisposent à la vengeance ? »
  • Dimanche 17 août : « Bien sûr, je t’attends le jeudi 11. Encore 3 jeudis sans te voir. Bigre ! Surtout n’écourte pas tes vacances. Reste bien tranquille avec Frédéric. Et surtout buvez du grand air à pouvoir s’en rappeler toute la vie. Quoique, si nous allons en Argentine, il connaîtra la Pampa et la Cordillère des Andes. »
  • Dimanche 24 août : « Aujourd’hui 24 août, mes camarades catholiques ont plaisamment célébré la Saint Barthélemy contre les Huguenots. J’ai naturellement été le point de mire de toutes les attaques. Voici quatre siècles qu’on s’étripait pour telle différence de dogme. Il y a cinquante ans, on se toisait encore grincheusement. Aujourd’hui on en rit. »
  • Lundi 25 août : une lettre de seulement deux lignes « J’ai eu fort à faire aujourd’hui avec une fièvre qui ne me quitte pas. Impossible de se lever cinq minutes sans grelotter. »
  • Dimanche 31 août : « J’ai aussi beaucoup grossi. C’est très ennuyeux mais je crois que cela passera très vite. Ce que c’est que d’avoir bon moral. »
  • Dimanche 7 septembre : « Depuis une heure je n’arrive point à finir ma lettre au milieu des conversations. Il est entré ici plusieurs ministres qui sont venus cogiter et annoncer l’avenir, déplorer, remâcher le passé, supputer le lendemain. »
  • Dimanche 14 septembre : « Sais-tu que j’entreprends un travail immense. Au moins pour 25 ans de plein labeur. J’ai devant moi de quoi occuper mes jours et nuits avant le repos que je prendrai le jour où les travaux humains seront trop petits pour moi »
  • Samedi 20 septembre : « Ce soir nous avons su qu’Auriol lançait un appel désespéré aux nations qui vont s’affronter. Demain nous serons peut-être encore jetés dans la tempête géante. »
  • Dimanche 28 septembre : « Le gardien vient de boucler ma porte, après une journée bien remplie passée à l’hôpital central où j’avais une radio […] Me voici donc seul avec ma plume […] c’est seul avec ton cœur tout nu, »
  • Dimanche 5 octobre : « nous sauverons ce pays de l’anarchie, et de la domination étrangère, car les soviets, une fois battus, nous serons obligés d’établir ici un régime d’autorité qui empêchera le retour de pareilles choses. Voici que, sans avoir été dans la mêlée du dehors, nous sommes encore les promoteurs du combat. »
  • Samedi 11 octobre : « J’ai beaucoup parlé de toi à Mlle Meyer {…] il est absolument indispensable que tu la voies […] Elle est très au courant de mes pensées profondes (une praticienne scientiste est beaucoup plus qu’un prêtre) »
  • Dimanche 19 octobre : « J’ai bien reçu ta petite lettre où tu refuses encore de faire ce que je t’ai demandé. Il faudra donc attendre la sortie pour que nous mettions au point toutes sortes de choses […] il faut bien que tu saches que l’étude de la Christian Science est devenue pour moi beaucoup plus qu’une petite marotte, ou qu’un divertissement intellectuel. »
  • Lundi 27 octobre : « quand je t’ai dit déjà il y a quelques mois de commencer à étudier toi-même ce qui me paraissait indispensable pour ton progrès, j’avais raison. Ne t’entête pas. Il faut briser cette petite volonté, mettre l’humilité là où il y a de l’orgueil, l’obéissance à la place de la révolte. »
  • Lundi 3 novembre : « Voici l’avant-dernière lettre avant le procès. Et avant la décision, car le lundi 17 je n’aurai pas le temps de t’écrire […] Pense aussi à me ravitailler un peu à chaque audience. J’aurai soif si je parle beaucoup. Eau minérale naturellement. Et un sandwich pour tenir l’homme »
  • Dimanche 9 novembre : « Mon jeune avocat […] m’a conseillé d’être gentil avec les jurés. Je vais réfléchir à cela. Il faut être très modéré mais ne faire aucune concession sur le fond de la doctrine. »
  • Dimanche 23 novembre : « Je t’ai bien négligée la semaine dernière […] tant dame la fièvre était méchante […] une mauvaise jaunisse compliquée d’un froid. Heureusement que je me suis surpassé. J’aurais été sans doute intransportable […] trois ans de prison fatiguent un peu son homme. […] Je t’attends jeudi, malgré tout ce qu’on pourra te dire. C’est ton tour sans rémission  »
  • Jeudi 4 décembre : « Je ne t’ai pas écrit lundi. Trop de grèves. Me suit dit : arrivera pas. Ai eu du remord. Vois que Poste fonctionne. Peu, mais un peu. Répare. Grande lettre aujourd’hui.. »
  • Lundi 8 décembre : « Pour la semaine de Noël et celle du Jour de l’An, supplément. Le colis est porté à 5 kgs […] Je t’espère jeudi. On me dit par ailleurs que c’est bouclé pour ce jour là. J’ai l’impression qu’on se remue beaucoup contre ta jeune personne. Preuve que tu existes dangereusement.. »
  • Jeudi 11 décembre : « J’espère enfin te voir jeudi prochain. […] On fait queue à ce parloir. Ou plutôt systématiquement on s’impose […] Il me semble que moi aussi j’ai voix au chapitre et que je peux esquisser le désir de voir qui il me plait […] me permettra-t-on d’oser souhaiter préférer telle personne à telle autre, et demander respectueusement qu’on daigne me libérer un jeudi pour m’offrir un plaisir de prisonnier qui me semble quelque peu légitime. Je ne veux pas faire d’esclandre, mais on a un peu abusé de la situation ces derniers temps, et je pense qu’on aura lieu de s’en repentir. »
  • Lundi 15 décembre : « Je t’écris rapidement ce soir, trop à mon gré. Un grand nombre de mes meilleurs camarades partent à l’instant pour des camps ou prisons en province et j’ai du embrasser des tas de braves gens honnêtes […] Un ministre de mes amis me disait tout à l’heure que la période du Directoire avait été entachée de la même corruption, de la même illégalité. »
  • Lundi 22 décembre : « Le numéro de Noël de Cinémonde est immonde. Gueules de cabots, textes insipides, petit monde surfait, sous-intellectuels prétentieux. »
  • Dimanche 28 décembre : « Je suis extrait demain. Pourquoi ? Mystère. Je te le dirai demain soir. Encore une ballade dans des locaux grillagés, bourrés de verrous, couverts d’inscriptions infâmes. Quel procureur, quel inquisiteur, vais-je aborder ? »