Lettres de mon père à ma mère, année 1948

  • Jeudi 1er janvier : « Bonne année ! Cette fois-ci, c’est la bonne […] Et ce ciel bleu ne sera point la prison de nos rêves, mais la route de l’infini.»
  • Dimanche 4 janvier n°1 : « Sois gentille d’apporter comme d’habitude mardi rue de l’Oratoire ce que tu sais »
  • Dimanche 4 janvier n°2 : « Qui m’aurait dit en 44 que rien ne se serait encore passé encore trois ans plus tard, et qu’on se trouverait bien vivant, de meilleure joie, d’humeur plus légère dans les mêmes murs. »
  • Samedi 10 janvier : « Les condamnations qui avaient faibli depuis quelque temps redeviennent féroces. En trois jours, une condamnation à mort, pour un de nos camarades qui espérait valablement cinq ans, et 15 ans pour un autre, qui aurait du s’en tirer à deux ans. Un troisième est condamné à perpétuité, qui aurait pu être classé. Les fêtes ont mal disposé les juges. On s’attendrit un peu vers Noël »
  • Dimanche 18 janvier : « Toi, tu n’écris pas. Comme ça tu es sûre de ne pas dire des choses bêtes. »
  • Lundi 26 janvier : « De même qu’en 93 on tuait au nom de la liberté, de même aujourd’hui on piétine des milliers, voire des millions, de gens au nom des mêmes grands principes par quoi on prétend sauver l’humanité. Il n’y a rien de pire que l’idéalisme. N’oublions jamais que la Révolution Française a été faite par des gens qui ont commencé par voter l’abolition de la peine de mort. »
  • Dimanche 1er février : « J’aurai besoin d’un coup de pouce dans peu de temps, car nous sommes avertis qu’on prépare le transfert de presque toutes les affaires aux Tribunaux militaires. Il sera évidemment bien plus facile de s’expliquer devant des hommes dont les préoccupations ne sont pas dirigées par Moscou. »
  • Lundi 9 février : « C’est volontairement que je n’ai pas commencé ma lettre hier, parce que tu ne m’as pas écrit de toute la semaine, et je vais écrire très gros pour en mettre… j’allais dire des méchancetés. »
  • Dimanche 15 février : « Je t’espérais jeudi. Et je reconnais qu’il valait mieux que ce jour-là je m’occupe de ma mère, bien désorientée, et qu’il fallait remettre dans la bonne voie de la sérénité […] Elle s’est enfermée dans un dépit consécutif à un mauvais mariage et n’a pas retrouvé le compagnon qu’il lui aurait fallu. »
  • Samedi 21 février : « Il apparait que les campagnes d’amnistie continuent. Paul Reynaud à son tour se met sur les rangs. S’il en est un qui devrait disparaître, c’est bien l’auteur de la défaite, l’homme qui poussa à la guerre des milliers de Français sachant qu’il devait les faire tuer pendant deux ans pour permettre aux Américains d’arriver. Mais ce genre de bandit a tous les culots. Et ce peuple est si amorphe qu’il accepte. »
  • lundi 1er mars : « Il y a trois jours, j’ai affirmé par écrit à une certaine personne une décision qui doit te rassurer. La situation se trouve clarifiée. Tu vois qu’on t’obéit… »
  • Dimanche 7 mars : « Nous discutions tout à l’heure sur les possibilités de travail en Argentine. Je crois que ces pays neufs sont ouverts aux pionniers. On peut y bâtir là-bas avec plus de sécurité que dans les remous de foules européens […] 250 millions d’Européens sont battus parce qu’ils n’ont pas assez de place et de matières premières par d’autres gens mieux munis. »
  • Dimanche 14 mars : « Les évènements tournent vite. J’ai de très bonnes nouvelles. Tout ce cauchemar va cesser. Nous allons vers des solutions rapides. »
  • Dimanche 21 mars : « Je crois qu’on s’entendra très bien ensemble. Le rodage est commencé. Il produit des résultats fort appréciables. Pour ma part je me sens tout poli, beaucoup plus doux, tout prêt à m’apaiser jusqu’à la docilité illimitée […] Pourquoi dis-tu que la vie va être compliquée en sortant ? Très simple. Absolument limpide. Prends le métro au sortir de Fresnes et j’arrive boulevard Diderot. Et puis c’est tout »
  • Dimanche 28 mars : « J’ai mangé les poissons en chocolat en pensant à toutes les cloches qui sonnaient partout pour annoncer la liberté de tous les prisonniers car cette Pâques marque le commencement d’une délivrance »
  • Dimanche 4 avril : « Alors, tu ne crois pas que je vais débarquer un jour sans crier gare dans ton home situé sur le boulevard encyclopédiste ? A-t-on idée de se nicher ainsi chez le pire des athées, franc-maçon, grand illuminé du XVIIIème siècle, père de toutes les erreurs modernes ! »
  • Dimanche 11 avril : « A propos, j’ai écrit partout que j’exigeais que tu viennes jeudi prochain 15 avril. Je t’attends donc au parloir de bonne heure avec tous tes yeux violets et toutes tes timidités, et toutes tes assurances audacieuses. »
  • Dimanche 18 avril : « Ainsi nous avons eu notre première scène de ménage dans la cage aux moineaux ! […] Je te classais jusqu’à présent parmi mes anges. L’image d’hier est à moitié démon. Heureusement […] tu redevins sucrée. […] Tu as de la chance que je sois à jamais blindé contre ce genre de nervosité toute féminine. Les jeux jaloux me laissent froid et tout plein de compassion tendre. »
  • Dimanche 25 avril : « Il faut dès à présent résoudre les questions Floriot. Plaide-t-il ou non ? Veux-tu le voir pour cela. Leroy me plait beaucoup. Mais je n’ai pas d’argent à lui donner. »
  • Dimanche 2 mai : « Entre une ou deux lettres par semaine et pas du tout, il y a une énorme différence. Moi, je ne me contente pas de fleurs et de colis. Il me faut de la nourriture essentielle qui est celle du cœur.J »
  • Lundi 10 mai : « Frédéric est le meilleur des garçons, le chef d’œuvre de la création, la joie de vivre manifestée à l’infini. »
  • Dimanche 23 mai : « Je viens de relire Fidèle. Cela me semble bien puéril […] Ce qui est navrant, c’est qu’à quelques années de distance, on n’apprécie plus du tout ce qu’on a écrit. On est toujours obligé de se dépasser, »
  • Dimanche 30 mai : « Enfin un bon grand parloir pour nous deux […] Ce matin, petite scène risible […] J’ai été frappé par un fou, qu’on laisse se promener en liberté depuis des mois […] Et ce soir je suis obligé de me tamponner un peu l’œil enflé […] J’espère que l’administration va le ramener à Villejuif, d’où il était sorti. »
  • Samedi 5 juin : « on vient chercher dans les prisons parmi les condamnés des gars pour l’Indochine. Ceux qu’on ne juge pas dignes de faire des citoyens sont bons pour faire des soldats »
  • Dimanche 13 juin : « la position sédentaire ne me vaut rien. J’ai beau m’obstiner à ne pas manger de féculents, je ne cesse d’engraisser. »
  • Dimanche 20 juin : « Dis-moi aussi si tu consentiras à étudier la S. Chrét. […] devenir une Marie-Madeleine ? […] sans rien forcer, pas à pas, sans perdre son sourire, sans vouloir devenir moines »
  • Dimanche 27 juin : « J’ai quarante-six ans de tendresse en retard à te donner. Je ne savais pas être aussi riche. […] Tu es l’ange de mon attente. »
  • Dimanche 4 juillet : « La réunion de vendredi a été excellente mais incomplète. J’y reviens le 19. »
  • Dimanche 11 juillet : « C’est bientôt l’anniversaire du grand, du superbe, du magnifique Frédéric. Embrasse-le trois fois. Quatre ans ! Il va falloir rattraper le temps perdu. On fera des quadruplées. »
  • Samedi 17 juillet : « Après une journée étouffante, serré dans une cellulaire chaude, enchaîné, cadenassé, trimballé de cachot à graffiti jusqu’à un bureau couvert de paperasses, et redescendu, cabriolet au poignet, jusqu’au réduit crasseux et grillagé, puis remis en boîte roulante pour retraverser Paris et sa banlieue entraperçus à travers une fente de plaque de tôle, me voici dans cette excellente cellule fresnoise où j’ai la joie d’avoir sous mes yeux la photo souriante de la fille que j’aime dans son cadre tout neuf qu’un  copain gracieux m’a fabriqué. »
  • Dimanche 25 juillet : « .quand tu veux bien comprendre (mais il faut longtemps) que ta place n’est nullement menacée, que tu ne la partages avec personne (alors qu’il y a quelques années tu avais toi-même accepté une situation de coulisse) […] qu’il n’y a donc point à revendiquer ce qui est déjà acquis »
  • Lundi 26 juillet : lettre, probablement écrite le lundi 26 juillet 1948, ni identifiée par son matricule, ni tamponnée par le visa de la censure.
  • Lundi 2 août : « On arrive à vivre de fort peu de chose, et on se sent moins lourd. Bien que pour mon cas, une tasse d’eau, un morceau de pain, me fassent encore engraisser. C’est désolant. »
  • Dimanche 8 août : « je persiste à dire que nos idées étaient les meilleures et que tout prouve qu’il faut résoudre les problèmes politiques par l’autorité. »
  • Dimanche 15 août : « Voici que je t’aime avec des mots neufs, tout brillants comme aluminium à huit reflets, comme pièce d’art savamment polie, comme mécanisme parfait pour tourner vite et débiter sa passion au rythme voulu. »
  • Jeudi 19 août : « Puisqu’on t’a pris ta place samedi, viens sans faute samedi prochain. »
  • Dimanche 22 août : «  Et je crois aussi que nous serons sortis par la force des choses et non point pour des travaux de paix. Cette fois-ci le père Noël tiendra ses promesses […] Noël. Noël… Tant crie-t-on Noël qu’il vient.. »
  • Dimanche 29 août : « Je crois que pour nous l’existence sera plus difficile encore dehors car ici nous ne nous heurtons qu’à des murs »
  • Dimanche 5 septembre : « Frédéric doit être plus heureux à Paris qu’à tourner en rond dans une maison de province. Les parloirs sont si courts que j’hésite à te dire de l’amener quoique je brûle de le voir, si grand, si blond, tout pétillant de vie. »
  • Dimanche 12 septembre : « Le métier d’auteur est aussi de peindre des visages, et le goût de l’amant est aussi de dessiner sur le papier vierge de l’espoir le visage de celle qu’il préfère, parce que tous les matériaux contenus dans le cœur en désordre sont destinés à être assemblés avec patience. »
  • Mardi 14 septembre : « Nous autres enchaînés, qui sommes les plus libres du monde, nous avons la chance d’être dans la meilleure position mentale possible pour attaquer toutes les erreurs de la terre »
  • Dimanche 26 septembre : « Ma cellule pue le pétrole car j’ai fait désinfecter ce matin ma nouvelle paillasse où les punaises avaient élu un domicile somptueux »
  • Dimanche 3 octobre : « Bien reçu ta lettre et ton mandat. Je voudrais te gronder avec une voix énorme. Je ne veux pas que tu m’envoies d’argent ! Tant pis pour ma corpulence qui se réduira à de justes proportions. La graisse est une inconvenance notoire en ces temps restrictifs. Et je n’y peux rien. Un verre d’eau me gonfle […] Je suis tout à fait persuadé que le Père Noël sera très gentil cette année.. »
  • Dimanche 10 octobre : « Il faut vraiment que j’ai bon caractère, et je te prie d’en convenir, pour supporter avec calme toutes les gosses tempêtes […] Je sais bien que je suis affligé depuis toujours d’une excellente mère qui s’est empressée tous les jours de brouiller ma vie […]  mais je ne me doutais pas que tu avais autant de nerfs et que tu aurais réagi avec tant de vivacité contre la dernière maladresse. »
  • Lundi 18 octobre : « Donc, tu viens samedi. Satisfaite, hein ? Je ne crois pas qu’il y ait maintenant un quelconque obstacle. Si ma mère t’oppose quoi que ce soit, rouspète et maintient ton droit. C’est ta place, et non celle de quiconque. »
  • Dimanche 24 octobre : « Primo : je n’ai pas du tout l’intention de mener une vie végétative dans une île déserte, sous la hutte, vêtu d’un pagne et partageant la pauvreté endémique des Polynésiens. Tu auras ton content de fourrures, de voitures, de luxe et de maisons de pierre. »
  • Lundi 1er novembre : «  j’ai des milliers d’histoires à raconter […] je les raconterai à Frédéric, qui m’écoutera, lui. Du reste, je compte bien passer tout mon temps avec lui. Nous avons des secrets à nous confier tous les deux, d’homme à homme, des choses qui ne regardent pas les femmes. »
  • Lundi 8 novembre : « Le goût de la foule est toujours mauvais. Elle préfère Sardou à Corneille, Scribe à Musset, Zola à Baudelaire, Bernstein à Claudel. La foule ne lit pas. Elle dévore les bas morceaux. Elle va toujours au moins cher, non pas qu’elle n’a pas d’argent (elle dépense des fortune pour le tabac, l’apéritif et la boustife) mais parce qu’elle n’a pas de goût. »
  • Dimanche 14 novembre : « Enfin, j’ai reçu de toi un bout de lettre cette semaine, un gentil bout de lettre, plein d’affectueuses choses. Où est le temps de mes trois lettres hebdomadaires ! Il y a deux ans on était plus bavarde. »
  • Dimanche 21 novembre : « J’espère avoir un hiver tranquille (en tous cas, je serai moi-même au sommet de la sérénité), mais qui sait ? […] J’ai reçu tout à l’heure ma feuille avec citation de 40 témoins. J’envoie pneu à Flo. Pour mettre tout en branle […] Je vais dépouiller des notes que j’ai ici, les mettre en ordre, au cas où… »
  • Dimanche 28 novembre : « Je […] pense voir Leroy bientôt. Veux-tu lui téléphoner et lui demander de m’apporter l’acte d’accusation (que je n’ai jamais lu). Il faut aussi que je dépouille avec lui tout le dossier que Flo. doit lui passer. […] Je veux que Flo. continue à mener l’affaire jusqu’au bout […] Je pense que le verdict sera rendu le jour de Noël et que nous avions bien prévu pour ce jour là que le Père Noël serait bon papa. Tu vois qu’il vient un jour quand on le demande. Il faut toujours mettre ses souliers. »
  • Lundi 6 décembre : « Si je te re­copiais ma lettre d’il y a un an ? Tu l’as déjà oubliée. Tu auras l’im­pression de quelque chose de tout neuf. Celle d’aujourd’hui ne contient pas plus. Elle ne pouvait pas être plus complète que l’autre qui conte­nait déjà tout.
    Est-ce que tu les gardes pour les relire ? Pas la peine. Je t’en ferai d’autres, à l’infini. »
  • Lundi 13 décembre : « tu as pris dans mon esprit une place totale, légitime […] tu t’es imposée comme le soutien absolu que j’attendais depuis des années »
  • Mercredi 15 décembre : « Merci pour 25.000 – gros merci.. »
  • Dimanche 26 décembre : « Quelle rage ! Quelle haine dans cette salle ! Dès qu’on parle d’Allemands, les gens deviennent furieux. Pauvre humanité ! Seuls les deux communistes (Pierre Hervé et la femme de Noël) se sont montrés dignes et habiles. J’estime ces adversaires. »
  • Lundi 27 décembre : « La minute, où, pendant cette suspension d’audience, il m’a été permis de presser contre ma tempe ton front plein de tendresse, est une des plus pures de ma vie […] J’ai vu Leroy hier qui m’a dit ton magnifique courage. »
  • Mercredi 29 décembre : « Je te renouvelle le vœu formel de mettre à l’abri tous mes manuscrits hors de chez toi, et, au cas où on te les demanderait, tu n’obéiras pas et tu les conserveras malgré toutes les menaces […] Récupère tous les exemplaires. C’est toi qui as tout. Et gardes les précieusement. »
  • Jeudi 30 décembre : « En redescendant, après le verdict, j’ai eu une grande heure de lucidité parfaite. Tout semblait si clair. Je n’ai pas de place dans ce monde-là. Il faut monter beaucoup plus haut. Vivre à une altitude où la haine ne vous atteint plus. »