Le rôle de Richard de Grandmaison

Extrait de l’Altruisme autoritaire

Entrée des témoins. Ils sont quarante. Dès le premier regard, j’aperçois celui que j’attendais.

Sans l’attendre. Je l’espérais. Avec doute. Aurait-il l’effronté culot de se présenter à l’audience ? Tellement invraisemblable.

Cinquante ans. L’air très jeune. Rasé. Gouaille fripée. Le dentier supérieur proéminent. Phraseur. Mi-souriant. Mi-crispé. Une mèche brune cachant une demi-calvitie. Très dégagé. En apparence, Maître de lui. Mais inquiet. Je le connais bien.

Il va droit à la juive qui s’étrangle toujours sur ses papiers. Et sous mon nez, bigrement intéressé, discute sérieusement de la campagne de presse à mener contre moi. Cinq minutes de chuchotements complices : « Chère amie !…— D’accord, mon vieux ! ». Je perçois quelques appréciations ahurissantes. Ma joie est infinie. J’en voudrais au ciel lui-même de ne pas avoir vécu ce moment précieux.

Qui est-il ce témoin à charge si important qui commande aux journaux, bouscule les gardes, parade dans le prétoire, s’installe au banc des avocats, serre la main du greffier, se carre à grand fracas au premier rang du public, me désigne du doigt ou du menton, susurre, insinue, fait la moue, ajoute aux propos de tous, apparaît comme l’organisateur d’une cabale indignée et véhémente ?

Qui est-il?

Je le connais mieux que personne. C’est X de X, agent secret international. Officier (dit-il) du 2ème bureau, autrefois au service des Japonais, puis des Américains, dès 1940 se disant fasciste, le premier entré en contact avec les SS, intime de la comtesse Sekendorff (agent spécial d’Hitler à Paris), gros manitou au SD de l’avenue Foch et du Bd Flandrin, principal collaborateur du Dr Borjo et du colonel SS Knocken, chargé par les Allemands des plus grandes enquêtes, politiques, policières, militaires. Dans la presse, rédacteur en chef de « Au Pilori » dès 1940, puis coadjuteur de Bunau Varilla au « Matin » jusqu’en avril 44.

En ce qui concerne le travail secret français, mon chef, et mon parrain… au SD de l’avenue Foch où il m’avait placé lui-même d’ordre du 2ème Bureau, pour exécuter les basses consignes, tandis qu’il opérait dans les étages supérieurs.

Dès avril 44, sans m’en prévenir, il passe au maquis. Grand Résistant, FTP, aujourd’hui : attaché à la Sûreté Nationale, Officier de l’ORA. Inculpé de « collaboration », il bénéficie d’un classement immédiat. Témoin à charge contre moi qui n’ai fait que suivre scrupuleusement ses ordres.

C’est ainsi.

L’histoire vaut la peine d’être contée.

Octobre 39 : Dans les bureaux de ma petite société cinématographique, le personnage – qui m’a été envoyé par un confrère – m’explique le but de sa visite : un scénario antinazi. Il est – dit-il – agent du 2ème Bureau. Il a engagé depuis toujours la plus farouche des guerres secrètes contre l’Allemagne. Collaborateur de Xavier de Hauteclocque, dont il me raconte le décès suspect dans un wagon-lit de l’Orient-Express, X de X, volubile, dévide de succulentes histoires sur les dessous de l’espionnage français. Il se prétend, avec aplomb, le héros d’étonnantes aventures…

Quelques jours plus tard, il m’apporte un document de 50 pages : « Carlotta, espionne nazie », dont je tire aussitôt scénario, signé de nos deux noms et déposé à la Sté des Auteurs de Films.

J’avoue que, dès le premier contact, l’homme m’a facilement conquis.

Pendant des années, j’ai été un naïf, prêt à tomber dans tous les bourbiers des religions de la générosité. Il ne faut que me présenter un drapeau honorable. Roulé sans cesse dans mes expériences infantiles, je me précipite avec bonheur vers le piège suivant, convaincu que là est la définitive vérité —ou tout au moins, les hommes meilleurs qui y tendent.

Les femmes m’ont bafoué autant que quiconque, bien que j’ai eu, sur la plupart d’entre elles, un ascendant de bonne virilité. Mais j’ai ressenti plus profondément que d’autres leurs affronts d’indifférence. Mes liaisons durables et mon mariage furent déchirants.

De même en affaires. Dès vingt ans, dévoué jusqu’à l’enthousiasme servile pour mes premiers maîtres au théâtre, puis rebuté par les intrigues qui sont la loi humaine. Attaché à nouveau à un chef de maison qui m’exploite jusqu’à l’imbécillité, je me fâche toujours dès le réveil et cours au devant de la nouvelle idole. En 1931, le syndicalisme me happe comme un chien errant en quête d’un collier. Je traîne désormais le fardeau des revendications sociales de toute une corporation où j’étais trop modeste artisan pour me donner le luxe de poser au chef de troupe.

[…]

Me voici en 1939, épuisé d’une course contre l’argent, contre les fausses camaraderies, contre la politique de gauche, en face du plus habile des agents secrets français, qui n’avait qu’à m’ouvrir un cœur faussement compatissant, pour que je roule, la tête sur son gilet.

Il a profité de ma confiance illimitée, jusqu’à m’amener aujourd’hui, au poteau d’exécution.

Novembre, décembre 1939 :

Nous nous lions plus avant. Il bourre nos entretiens de récits piquants. Il a tout connu, est en contact avec le monde entier, me présente son chef du 2ème Bureau, qui est conservateur du musée parisien. Je lui avoue mes difficultés maçonniques. Il me conseille gravement. Je me donne comme un gamin à cette aventure naissante où le prestige du personnage (grand nom de vieille famille française) joue autant que sa virtuosité à manipuler les hommes. J’ai trouvé, enfin l’appui que j’avais toujours cherché. Dans une existence où je ne rencontre que des indifférents et des ennemis, enfin, un ami !…

[…]

Septembre 1940 :

Je rentre à Paris après les longues formalités de démobilisation. Affaires difficiles. Pas moyen d’exploiter un film commercial réalisé l’année précédente. Le Vichy naissant, bourré de pères de famille, l’avait interdit. J’étais fiché sur la liste des notables maçonniques. Double inconvénient : les capitalistes me refusaient leur commandite, j’étais un rouge. Les camarades cégétistes m’évinçaient du circuit d’affaires : j’étais un jaune.

C’était la période où les communistes parisiens entraient à flots à la Continental Films, grassement payés par l’occupant. Je n’avais jamais eu l’oreille des moscoutaires. Il fallait me résigner à arpenter le pavé parisien en quête d’emploi. Toutefois, je ne manquais pas de ressort. Jamais nécessité d’argent ne m’a forcé d’agir contre ma plus haute volonté.

Pour la Maçonnerie : visite au résidu de la Loge. Sur six présents : cinq juifs —gaullistes, naturellement— tous mes adversaires de la veille dans le procès déjà signalé. Bouleversé par la défaite, je ne pouvais que rompre avec la société démocratique, coupable d’engendrer le double monstre du capitalisme et du marxisme.

Pourquoi, au fond ? Je crois l’avoir trouvé.

Tout chrétien libre, dès le moment de la révélation métaphysique, s’oppose au matérialisme qui dévale de partout. Contre un fleuve rapide, à contre-courant, la lutte est difficile.

Je téléphonai à X de X, seul conseiller visible dans cette tempête. Nous nous rencontrons au café, puis chez lui, dans son petit studio montmartrois où il me présente à sa femme, aussi dévouée que lui-même aux idées fascistes. Quelques jours plus tard, de lui-même, il me mettra en contact avec un officier SS : le hauptsturmführer Fromès, aide de camp du Général Thomas, chargé de prospecter les milieux politiques français.

X de X est rédacteur en chef de « Au Pilori » sous pseudonyme. Il mène à son gré les campagnes anti-juives et anti-maçonniques. Il m’explique l’évolution de la situation intérieure.

[…]

J’ai toujours aimé l’aventure.

Quand X de X me proposa de rentrer au Pilori, pour y faire bonne besogne contre mes FF:.  de la veille qui se prêtaient à cette infâme comédie, je l’ai remercié de sa confiance. On ne pouvait me donner outil plus aiguisé pour taquiner les « pourris de la IIIème ».

J’ai tiré à plaisir sur ce troupeau de misérables. D’autant plus violemment que j’avais côtoyé leur bassesse et que je connaissais tous les recoins crasseux du bâtiment « Trois Points ».

[…]

X de X déchaîne ma violence, m’encouragea à une grossièreté de termes à laquelle je m’appliquai. L’équipe du Pilori était des plus aristocratiques : marquis, comtes, vieux généraux chevronnés, glorieux combattants des deux guerres. La fine fleur d’une élite française depuis toujours anti-allemande comme anti-anglaise, non par chauvinisme, mais parce que, par définition, la France républicaine étant serve de l’étranger, ils confondaient dans la même réprobation le régime qu’ils voulaient abattre et les mauvais voisins qui l’avaient soutenu. Ils sentaient bien que l’autoritarisme fasciste correspondait aux nécessités du jour. La défaite ne serait pas totale, pensaient-ils, si au moins elle servait à purger la France de ses parasites. On cherchait de tous côtés des hommes pour se battre selon ce plan. Je pouvais, sur la Maçonnerie, sur la Juiverie, sur certains milieux communistes, leur apporter de précieux renseignements.

L’équipe du Pilori obtint un franc succès (Nous avions décapé nos plumes à l’acide). Je rencontrai dès ce moment, anciens communistes, socialistes, camarades frontistes, qui se découvraient militants actifs d’une discipline nationale rigoureuse. Nous étions bien accueillis par les anciens. Les ouvriers de la troisième heure rejoignaient ceux de la première.

La doctrine coulait en nous si naturellement qu’il semblait que toutes nos expériences passées ne devaient aboutir qu’à cette explosion autoritaire.

J’entrai au PPF. Je connus Doriot. Nous fûmes d’accord sur tous les points.

X de X sentit fort bien cette force impérieuse qui pousse l’inspiré à déployer une activité inlassable. Il m’utilisera à fond. Journaliste. Agent Secret. Enquêteur. Plus tard, quasi-policier, quand il fallut se mêler directement au combat. Il patronna toutes mes activités comme un Officier donne des ordres à son subordonné. J’étais heureux de servir… et de risquer.

Je dois dire que je n’aurais fait à l’instruction ni à l’audience, une quelconque révélation, si X de X s’était jusqu’à aujourd’hui maintenu dans la même ligne idéologique française. Je suis toujours d’accord avec le couple que nous fîmes d’octobre 40 à avril 44.

Quand il quitta Au Pilori je le suivis à quelques mois. Dès lors, il monta en grade Avenue Foch, jusqu’à devenir l’agent principal du SD, tout puissant dans les services exécutifs, là où l’on prenait les décisions sur les rapports d’en bas.

J’entrai, ensuite, à L’Appel, où je trouvai une autre équipe d’officiers français, tous vétérans de la Grande Guerre. Les services anti-maçonniques allemands me demandèrent ma collaboration. Je vins aux ordres chez X de X. Il m’ordonna d’accepter et de faire du zèle.

— Tu dois passer tous les « papiers » d’information, sans limitation de thème.
— Il faut gagner la confiance à tout prix.
— Ne t’inquiète pas des conséquences, je surveille.

Nous fûmes, pendant quatre ans, apparemment des « nazis 120% » (c’était la formule employée à Berlin pour désigner les ultra-collabos parisiens). X de X me montra ses propres rapports. Ils fourmillaient d’indications sur tous les manœuvriers de gauche:

— Il faut déblayer les gens de la République.

J’étais bien d’accord.

Pendant quatre ans, je fus sur la brèche partout. À Paris, rédacteur en chef adjoint d’un hebdomadaire, militant PPF actif, metteur en scène de Forces occultes, collaborateur de revues anti-maçonniques, administrateur du Cercle Aryen, organisateur des  « Équipes du Maréchal », conférencier çà et là, jusqu’en Allemagne, adjoint à trois services SD dont l’un surveille la Presse, l’autre les maçons, le troisième les terroristes. À Vichy, je suis patronné par le commissaire Richard (fusillé en 48) qui m’envoie au Docteur Ménétrel et à l’Amiral Platon. « Activité approuvée ! ». J’ai donc la couverture du Gouvernement français. Je rayonne sur le territoire sous mon pseudonyme le plus connu : Paul Riche. Par les chefs locaux du PPF et mon propre réseau d’informateurs, je constate, jour par jour, la puissance grandissante du terrorisme soviéto-gaulliste, en face duquel nous ne disposons que de moyens très pauvres.

Plongeant chez l’adversaire pour la détection du banditisme politique, je me dissimule sous un certain nombre d’autres identités. J’avoue immodestement avoir réussi quelques coups rares.

X de X sera chargé par le SD de Paris, des enquêtes délicates.

C’est lui qui, en 1942, pénétrera par effraction sentimentale à l’Ambassade américaine à Vichy. C’est lui qu’on enverra en Afrique du Nord faire enquête sur Weygand. C’est lui qu’on expédiera au Portugal chez M. Salazar pour se renseigner sur les menées anglaises. Il se spécialisera dans la lutte contre les Jésuites (dont il fût l’élève), allant jusqu’à abuser du confessionnal pour leur escamoter des tracts.

Son jeu réel ne m’apparaîtra que bien plus tard.

 Avril 44 : La France est en guerre civile.

Nos hommes tombent de tous côtés. Je voyage dans les coins les plus éprouvés (Savoie – Dauphiné – Lyon). Toutes les semaines, au Cercle ou au journal, je trouve mon paquet de menaces (cercueils, actes de décès…) Depuis 40, nous sommes habitués à ce crachat. L’adversité est le tonique du militant.

Au retour d’un voyage, périlleux entre autres (six déraillements ou explosions de voies ferrées, deux traversées de maquis), je bondis chez X de X pour les derniers ordres. Je le trouvai au milieu de ses meubles précieux, ramassés depuis quatre ans, grâce aux appointements confortables de la Sicherheitdieenst.

— Je pars pour huit jours. À mon retour, je te dirai quoi faire.

Je ne revis plus X de X que chez le Juge d’Instruction… en 1946.

Son départ précipité avait inquiété le SD. On enquêta. Il était dans l’Allier et commandait un maquis FTP !!!

Deux de ses hommes restaient dans le service. Il nous semblait devoir continuer dans le même sens.  Pas d’ordres contraires. Il aurait pu m’ordonner de le suivre. Je me serais fort bien battu sous Giraud, ou Leclerc, c’était dans la ligne anti-communiste, anti-CNR.

Huit jours avant son départ, X de X m’avait présenté à un grand commissaire spécial des Renseignements Généraux, très important à Vichy, à qui il avait révélé notre double jeu.

Le personnage (qui depuis 44 est des gros « résistants » de la rue des Saussaies) m’avait vivement félicité. J’ai su plus tard, que Vichyssois très compromis, il avait signé précipitamment un engagement antidaté à la « Résistance ».

Quand, en septembre 1944, je me constituai prisonnier pour délivrer ma mère et ma femme arrêtées par un groupe maquisard (j’avais l’expérience de la façon dont on traitait les familles des « collabos »), je me recommandai forcément de mon chef. On le rechercha. Il fût prié de venir à la DST pour explications. On ne nous confronta jamais… et pour cause : quinze jours plus tard, de son propre bureau dans l’immeuble, il enquêtait contre les « collaborateurs », ses amis de la veille.

Au bout de deux ans, à l’instruction, j’obtins d’être mis en sa présence. Il vint, accompagné de son avocat. Je réussis à lui extorquer la seule phrase utile:

« J’ai utilisé, bluffé, roulé cet homme… »

Cet aveu sera bouée. Il me répugne de ne pas prendre toutes les responsabilités. Mais je suis en face d’un tribunal d’assassins devant qui viennent déposer d’autres assassins et un fourbe. Je n’ai pas le choix.

Quatre ans de prévention. J’ai pu différer jusqu’à aujourd’hui un procès très lourd. J’aurais dû obtenir de X de X les témoignages qu’il me fallait pour qu’on examine la part de responsabilité qui revient au militant et celle qui incombe au service commandé. Non seulement il ne l’a pas fait. Mais il est aujourd’hui témoin à charge. Celui qui fût mon chef, le fasciste le plus implacable du SD de Paris, donne à cette minute les dernières indications à la juive communiste de service pour que la presse « résistante » m’injurie plus particulièrement et me désigne pour l’abattoir.

Je ne comprendrai qu’à la réflexion :

a) Pourquoi il trahissait les Américains jusqu’en 1942,
b) Pourquoi il provoqua le rappel de Weygand,
c) Pourquoi il cacha Thorez chez lui, en 44 (aveu échappé à l’instruction),
d) Pourquoi il commanda un maquis FTP,
e) Pourquoi le classement de son dossier,
f) Pourquoi le soutien que lui accordé la presse communiste au cours du procès.


Richard de Grandmaison est cité dans un ouvrage de Simon Kitson, historien britannique (The Hunt for Nazi Spies Fighting Espionage in Vichy France) dans un extrait qui « plante le décor » de l’espionnage et des agents doubles :

“ Military supremacy in 1940 was such that the SS were not supposed to operate in this country at all. Their first appearance was thus clandestine. Helmut Knochen arrived first, accompanied by a Sonderkommando (special commando) of about twenty SS. The sixth bureau of the Sipo-SD was the real intelligence organ of the Nazi Party and was responsible for collecting political and military information. Amongst its agents was the charismatic journalist Count Richard de Grandmaison (agent AG 311) who had already distinguished himself with his anti-Communist activity during the Spanish Civil War in the late 1930s. « 

suite dans la version française, Vichy et la chasse aux espions nazis;

 » Certaines professions permettent également de couvrir les activités de l’espion. Traditionnellement le journalisme est associé à l’espionnage. Les deux professions ne sont pas si éloignées : dans les deux cas, il faut chercher des renseignements et la fin justifie les moyens. Des journalistes allemand ou français circulent à Vichy, et leur intégrité n’est pas toujours au-dessus de tout soupçon. ”