JM à JR (Fresnes 48/08/22)

 

Dimanche 22 août 1948

Ma petite fille chérie,

Bien reçu tes deux lettres, toutes pleines de bruits de fermes, de légumes, de foire et de lait frais. Bravo. Prends des kilos et nourris-toi de ronflements de batteuses. C’était ma joie, à moi gosse, de participer aux travaux. Ce jour-là, à la ferme on préparait un banquet monstre. Généralement on tuait un veau. Le vin rouge savoyard, qui est aussi lourd que le bourgogne, et le vin blanc des coteaux de Montmélian asticotaient les crânes. Pour laver la poussière de la langue il faut un ruisseau de boisson. Notre batteuse était mue par une énorme locomotive à grande courroie. Elle se calait sur les routes de montagne au milieu du chemin sans prendre garde aux nécessités de la circulation. Je me dévouais généralement à la remontée de la paille avec une fourche. J’attrapais mes « piquées » et les enfournais dans la grange où d’autres les entassaient. Cela me valait de fortes ampoules et des muqueuses bourrées de son fin. Ce jour là les poules étaient chassées loin dans les prés, le chien attaché comme de juste pour ne point être happé par la courroie et les gosses prudemment relégués derrière les barrières. J’étais très fier de mes quatorze ans et de la permission de mon grand-père qui m’avait autorisé à participer à la fête avec les gars du village. Je prenais soin de boire modérément et pour ne pas gêner les jeunes paysans je n’assistais pas au dîner collectif. De la sorte ils pouvaient dévider toutes leurs bourdes.

La fermière était rouge du feu de ses cuisines. On avait préparé d’énormes pains blancs et on taillait dans le fromage à pleins couteaux.

Et puis ce bruit continu dans la plaine qui chantait la moisson, le blé mûr, le mois de juillet, les vacances, la belle humeur… Le 2 août 1914, j’étais sur la route qui conduit à Chambéry au mont Nivolet, à écouter les batteuses quand, au milieu du bourdonnement doux rugit la sirène insistante d’une voiture qui courrait d’une mairie à l’autre. C’était la mobilisation… qui n’est jamais la guerre, comme chacun sait…[ 1]

Voilà que les nuages menacent encore la vieille Europe. Ne crois-tu pas qu’on devrait s’abriter un peu plus loin pour ne plus prendre les coups ? Nous en parlerons dès ton retour. Je te dirai ce qu’on projette. Tout cela est bien vague mais peut prendre forme. Je crois de plus en plus que nous allons vite aux évènements prévus. Et je crois aussi que nous serons sortis par la force des choses et non point pour des travaux de paix. Cette fois-ci le père Noël tiendra ses promesses.

Ai vu ma mère hier au parloir. Elle n’a cessé de me faire tes louanges. Elle parle de toi avec enthousiasme. Moi, je ne dis rien. Je sais bien ce que je sais.

Ton bouquet est toujours là, à sécher sans se faner. Les colis sont très bien. Je manque de plumes mais l’administration exige que nous les achetions à elle seule. Or, celles qu’elle nous vend sont de la dernière qualité. Elles grattent et rouillent, crachent, se cassent. Je me bats avec le papier.

Je mijote encore quelques menus travaux pour le temps qui reste à passer ici. J’ai reçu réponse de Flo. me disant que le juge est en vacances jusqu’au 1er octobre. J’espère qu’il a toujours le dossier. Il me semble que oui, sinon on m’aurait prévenu, n’est-ce pas ?

Ma table est encombrée de bouquins en piles. Je farfouille à la fois dans la mythologie, dans Shakespeare, dans la politique générale, dans la documentation économique, dans les voyages de Cook, dans la Bible et dans l’histoire des Révolutions. Pas le temps de lire les romans de Philibert. Je lui écrirai. Du reste, peux plus lire de romans, genre exécrable, imaginations personnelles prétentieuses, fumées.

Quand rentres-tu ? Viens au parloir samedi 4 septembre. C’est ton jour.

Je ne t’embrasse pas une fois mais dix, c’est-à-dire cent. Mille baisers. Tu es très très gentille.

Lundi soir.

Reçu ta lettre de samedi. Les tiennes vont plus vite que les miennes. Moi aussi je te souhaite bonne fête. Quelle idée de fêter Jeanne le 21 août ! Savais pas. Moi, c’est le 24 juin. Il y a aussi un Jean en décembre. D’abord, qu’est-ce qu’elle a fait cette sainte là ? Pas très vedette. Nous autres, nous avons des saints plus cossus, Évangéliste, Baptiste, des saints de premier plan.

Alors, tu fréquentes les chèvres et les pâtres. Et tu te gargarises des flûtiaux. Bucoliques ! Naturellement le jeune parisien découvre la campagne. Un œuf dans une meule de paille. Il doit être tout embarrassé. Reste là-bas le plus longtemps que tu peux. Tu n’es pas pressée au point de sacrifier des jours de vacances pour un parloir. Ah ! Si… Oui !

Évidemment… mais puisque ce n’est pas encore tout à fait au point… attendons… Noël. Noël… Tant crie-t-on Noël qu’il vient.

Ma mère se débrouille très bien pour les colis. Celui de ce matin est parfait.

Ainsi tu étais pressée de rentrer de vacances autrefois ? Et tu ne me l’as jamais dit ! Alors, tu m’as caché quelque chose. Vraiment très pressée ? Je ne croyais pas être désiré à ce point. Il faudra que je m’habitue. Quand je me regarde dans la glace, je me méfie et me dis que tu dois te tromper. Sais-tu que je suis très peu séduisant. Trop gros, lourd, avec une tête pas intelligente du tout, un menton timide, pas de cheveux, et pas beaux, l’air rogue, le nez trop épais, l’oreille trop petite. Et puis casanier, fantaisiste, assez sanglier, n’aimant que les livres ou les bateaux, ou les mers du Sud, ou la littérature grecque, ou les musées, ou les enfants, ou les filles blondes très minces (j’allais dire maigres). Enfin quelqu’un de très moyen, et très discuté, pas du tout sympathique à tout le monde, détesté de beaucoup, furieusement combattu, parce qu’il n’aime pas les concessions. Et puis sa façon de s’entêter dans certaines attitudes. On voudrait bien l’étriper. Tout le monde n’est pas de ton avis. Pourquoi t’intéresse-tu à un monsieur si suspect ? Et ses arrières pensées ? As-tu vu son œil ? Tout petit, gris-vert avec une tache marron. Et les lignes de sa main ? Celles de gauche, passe encore, mais à droite, la ligne de tête se termine en fourche. C’est un certain dérèglement. Peut-être bien mystique. On ne sait jamais où les poètes vont se nicher.

Moi, je ne suis pas du tout emballé sur le personnage. Je te dirai qu’à le fréquenter depuis des années j’ai beaucoup d’efforts à faire pour lui accorder mon amitié. Ah ! S’il voulait se corriger, cesser de penser à lui-même, se dévouer, oser sourire, être gentil avec les gens, s’excuser quand il s’est trompé, plaire à la foule… Alors…

Alors… il deviendrait tout à fait banal. Répugnant. Il serait le roi des concierges. Il vaut mieux en faire un ermite, un père de famille ermite… avec beaucoup de monde autour.

Je fais de la culture physique régulièrement depuis huit jours pour maigrir un peu. Résultat : j’ai grossi énormément. Tout se développe, le thorax, l’estomac, les épaules. Je fais craquer toutes les coutures. Bonsoir chérie. Mes gros baisers. Pourquoi gros ? Mes baisers énormes. Cent kilos de baisers.

J.

[1] Voir le tout début de son roman autobiographique, L’enfance sous les armes (Note de FGR)