Dimanche 23 décembre 1945
Ma Chère petite Jeannette,
(J’ai rajouté le ma après réflexion) et je rajouterai encore quoi ? Eh bien, ma chérie, tout simplement. Que veut-elle de plus cette enfant puisqu’on l’aime, c’est qu’on le lui dise. En avant donc, et qu’elle soit récompensée de son attente.
J’ai reçu deux bien méchantes lettres cette semaine, des lettres où l’on se plaignait de moi —et vraiment je n’en vois pas la raison—, des lettres où il y avait beaucoup plus de crainte et de découragement que d’espoir et de certitude, des lettres où on croyait lire entre les lignes des choses méchantes —comme si on pouvait penser des choses méchantes contre Jeannette—, des lettres où l’on jouait les désespérées, les malheureuses, les abandonnées. Bref, tout le romantisme curieux de la part de quelqu’un si positif, si raisonnable, si peu exalté par la passion (eh, qui sait ? il faut se méfier des petites filles muettes).
Ceci appelle quelques explications et il faut mettre quelques petites choses au point pour que Jeannette n’ait plus d’incertitude. Tout d’abord, je comprends ton très grand désir de me voir rester à Paris, après ces événements et de retrouver ici la situation cinémateuse assez florissante que j’avais. Moi, je ne demande pas mieux. Mais on ne fait pas toujours ce qu’on veut dans la vie. Au contraire, il semble qu’on fasse de plus en plus ce qu’on peut, qui est subordonné à ce qu’on doit (oh, je ne me crée pas des devoirs spéciaux pour la circonstance). Les situations qu’on a sont créées beaucoup plus par la nécessité que par la volonté. Chaque homme cherche à acquérir le plus de possibilités en rencontrant le moins d’obstacles possible. Or, pour l’instant, il me semble totalement impossible d’évoluer à nouveau dans les sphères où je vivais, à moins que… Attendons. Il faut tout prévoir, même la fixation à Paris… ou en France.
En tous cas, que ce soit là ou là, il n’a jamais été dans mes intentions de faire de la peine à Jeannette, ni de l’abandonner, puisqu’il lui était promis la meilleure poche intérieure du veston, celle où l’on met les objets indispensables à la vie. Donc, qu’on ne lise pas —bien au contraire— entre les lignes d’une « glaciale indifférence » des phrases subtilement redoutables. Non ! Il ne m’est pas permis de m’épancher à souhait dans des lettres ouvertes à tous les vents, et ce n’est ni le lieu, ni l’heure, de faire des déclarations sentimentales inopportunes, mais j’envisageais l’avenir d’une façon qui te plaira ou non, mais où tu n’avais pas la mauvaise part. Il est certain que ma situation matrimoniale légale, avec le temps, ne peut s’améliorer que dans le sens de la liberté, et je ne crois pas qu’il faille attendre très longtemps pour que, dès mon premier fils émancipé, je ne sois délivré en grande partie du souci de m’astreindre à des obligations qui durent encore, du fait de la nécessité de pourvoir à son éducation. Pendant ce temps de patience, je ne crois pas que Jeannette sera négligée, bien au contraire. Après, si Jeannette a montré encore ce merveilleux caractère qui est toujours de parfaite humeur et d’inaltérable gentillesse, nous tacherons de la contenter mieux encore. On ne récolte dans la vie que ce qu’on sème, et je ne crois pas avoir jusqu’à présent martyrisé un cœur sincère. Au contraire. Je l’ai dirigé dans le sens le meilleur pour qu’il ne souffre pas, quelles que soient les circonstances, car nous n’avons pas besoin, nous autres, hommes durs (en apparence), à l’âme froide ou brûlante (selon les cas), de compagnes molles ou trop sensibles, mais au contraire de filles d’une intelligence souple qui épousent tous les ressauts et les luttes, et les attentes, et les persévérances de la vie. Les filles modernes sont pourries par le cinéma et le rêve des fortunes gagnées facilement. D’autres sont abruties par les travaux domestiques. D’autres sont futiles, coquettes, menteuses, faciles, fières —idiotes dans tous les cas. D’autres bassement sensuelles. D’autres encore sans culture aucune. D’autres zazous, jusqu’à l’écœurement. Il y a des hommes qui, ayant fait beaucoup d’expériences décevantes veulent construire sur une base infiniment plus simple et saine. Et généralement, tous les problèmes se résolvent vite par l’affection mutuelle, une affection où n’entre aucun motif égoïste. Évidemment l’homme est souvent maladroit, brutal. Il se conduit comme un mammouth, comme le mufle qui s’imagine que l’amour est un sport, et la guerre un autre jeu. Il y en a d’autres qui font de la misanthropie une vertu et qui, par misogynie, préféreraient la pêche à la truite à la noble vocation d’élever une famille. Mais, famille et amis dépendent de la même mentalité acharnée à construire. Il faut forger sa vie au feu terrible de l’amour désintéressé et là, peu à peu, on élimine les scories et on arrive à découvrir le pur métal de la solide affection. Voilà ce que Jeannette doit savoir, pourquoi elle ne doit pas craindre, et surtout pourquoi elle peut regarder l’avenir avec confiance. Mais que la vie est longue. On n’ouvre pas les fleurs avec les doigts.
Il y a du reste longtemps que nous nous connaissons petite fille. Pourquoi si longtemps ? Les vieux meubles comme les vieux amours sont les meilleurs. Nous l’avons recuit au feu doux et jusqu’à présent il n’y a pas eu beaucoup de luttes terribles entre nous —malgré mon très mauvais caractère, mon effroyable égoïsme et ma glaciale indifférence. Et si tu veux qu’on t’embrasse pour en finir avec ces explications, embrassons-nous et voilà une grosse peine terminée.
D’accord pour ce que tu me dis du côté F. J’espère et je suis sûr même que c’est la bonne voie. Néanmoins, j’aurais préféré le voir pour m’entendre avec lui sur deux ou trois points. Je vais lui écrire très bientôt. Quant à tes amis, dis leur que j’ai tout mon temps. S’ils veulent même que nous attendions le printemps. D’accord. De là nous pourrons voir plus clair pour l’été. Il y en a bien d’autres dans ce cas. D’ici où nous sommes, c’est un merveilleux observatoire pour observer la vie politique. Et si nous concevons notre importance d’après les conseils qu’on nous donne, nous ne sommes pas peu fiers.
Je voudrais bien te voir. J’avais du reste arrangé cela avec ma mère au début, mais évidemment comme tu le penses, on s’est interposé. Donc, je vais frapper du poing sur la table et exiger que tu viennes au parloir à intervalles réguliers. Veux-tu donc téléphoner à ma mère pour qu’elle t’indique le jour. Je pense que ce sera jeudi en huit. Tâche ce jour-là de m’apporter des nouvelles précises sur ce que tu sais qui était contenu dans quelques phrases sibyllines d’une de tes dernières lettres, à savoir que cela irait mieux pour nous dans trois ou quatre mois. Je te donnerai également quelques indications sur certaines démarches possibles à faire.
Voilà tout pour aujourd’hui dimanche. Il fait un temps splendide et je vois d’ici Frédéric dans sa voiture, s’amusant à compter les arbres du Jardin des Plantes. On t’en a donné un beau jouet, hein ? Qu’est-ce que je peux t’adresser pour Noël ? Des souhaits, des compliments, des poèmes. Tu n’aimes pas mes vers, beaucoup trop compliqués. Fichtre. Je n’ai malheureusement qu’un public de psychiatres et de magistrats. Qu’y faire ? La voilà bien la tuile ! Mes vers ne sont pas féminins ! Qui ne plait pas aux femmes est fichu en ce bas monde où, quoiqu’on le dise, le véritable gouvernement est le matriarcat.
A demain lundi. J’y rajouterai les trois lignes du jour. Tu verras qu’elles sont toutes pareilles à celles d’aujourd’hui, remplies de la même tendresse, mais comme nous comprenons un peu plus le lendemain que la veille la beauté de la vie, tu auras encore davantage le sentiment que je t’ai embrassée là sur le bout de l’oreille, et sur le coin du front, et dans le cou. Voilà, et que le maximum de l’affection qu’on te porte aujourd’hui est le minimum de demain. Gare ! Nous allons tomber dans les progressions géométriques.
Jeudi matin.
Patatras ! Voilà que le courrier a été supprimé lundi parce que, probablement, c’était vacances pour la censure. De sorte que mes pattes de mouches ne sont pas parties à temps, mais les pensées heureuses ont certainement rejoint leur destination et ce n’est pas parce que l’encre a séché pendant trois jours que le sentiment qui anime les mots est moins frais. J’ai enfin reçu de ta part une lettre heureuse hier soir. Mais quelle sensitive que Jeannette. Il lui faut le soleil et le beau temps pour se réjouir. N’est-elle pas capable d’affronter les problèmes de la vie avec une profonde vie intérieure qui l’autorise à surmonter tous les petits ou gros ennuis, en particulier la quotidienne agression mentale qui veut nous persuader à toute force que nous sommes privés de notre ration d’amour habituelle ? Je ne dis pas qu’on doit être heureux dans l’absence de celui ou celle qu’on aime, mais il faut être heureux malgré l’absence physique, c’est à dire réaliser les conditions de la présence perpétuelle qui finit toujours par se manifester et surmonter les prétentions de l’absence. Voici bien des conseils moraux de grand matin. Cessons ces froidures et accordons à Jeannette la chaleur totale de l’affection qu’elle veut et à quoi elle a droit. Donc, on t’embrasse, puis on recommence jusqu’à ce que l’envie t’en soit passée. C’est à dire la faim d’un moment. A bientôt te lire. A bientôt te voir au parloir, mais pas ailleurs, sauf dans la pleine et superbe et irrémédiable liberté qui ne saurait tarder, étant donnés les événements que nous vivons. Le dernier colis était parfait. J’embrasse Frédéric dans le cou et sa mère sur les cheveux. Patience et calme.
J