Dimanche 30 septembre 1945
Petite Jeannette chérie,
J’ai reçu ton court mot hier, m’apprenant que tu te désespérais d’avoir de mes nouvelles, et je compte bien demain, quand je continuerai cette lettre avoir sur ma table une missive rectificative m’annonçant que ma grande lettre de lundi dernier t’est parvenue, car j’avais pris la peine d’écrire à Jeannette une lettre touffue, pleine de souvenirs d’affection, de projets pour l’avenir et de recommandations pour le présent. L’a-t-elle reçue ? J’en suis sûr. Si quelquefois la Poste (ou la censure ! Mais pourtant ma lettre ne contenait rien de condamnable) l’a repoussée dans quelque coin je sur sûr que le bon sens de petite Jeannette avait déjà reçu le message télépathique qui fait que jamais son gros cœur gonflé d’espoir et de tendresse ne désespère ni ne doute, et qu’elle n’est pas influencée par les évènements extérieurs, mais bien en garde contre toute surprise. Méchant facteur ! Qui a apporté la lettre en retard ou l’a oubliée. Mais le monsieur barbu qui a pris la peine de dévider tout un roman à l’usage des petites filles mères de famille n’est pas coupable, ni responsable de tous qui jouent les intermédiaires.
Dans un certain sens, j’aime beaucoup mieux que tu m’eng… pour n’avoir pas écrit. Cela prouve que tu tiens un peu à celui qui, prisonnier, n’a d’autre recours que poser sa pensée affectueuse sur des photos. Il ne faut point pour cela s’énerver et mâchonner du cafard. Très mauvais les idées tristes. Ici nous n’en n’avons pas. Nous sommes heureux le plus possible. Notre bonheur est complet. Nos journées sont remplies de travaux importants. Nous nous plaisons beaucoup là où nous sommes. Rien ne nous manque. Ni les souvenirs, ni les présences. Il nous suffit maintenant d’avoir des camarades politiques pour remplacer nos affections sentimentales et féminines. Nous sommes devenus moines et nous rêvons d’un couvent tibétain, où la cloche sonne deux fois par jour l’heure du maigre repas et où le temps est consacré à la prière. Ô Himalaya, nous irons peut-être un jour nous abriter sous tes cimes neigeuses, le plus loin possible des hommes et des bombes super-atomiques. Donnes nous un coin de la planète où ne soit pas la guerre ! J’en connais un. C’est le cœur d’un certain prisonnier à Fresnes qui a enfin trouvé la paix !
Que je suis donc méchant ce soir de taquiner ainsi Jeannette, personne brûlante, avide de présence corporelle qui demande, comme St Thomas, à tirer les poils de la barbe et à tâter les plaies de ses doigts fins. Et bien, il faudra exercer encore ce jeune esprit à la patience. Nous serons forcés de lui prêcher encore quelque temps les conseils amis qui sont urgents pour apaiser les inquiétudes, les tourments, les énervements. Est-ce que je m’énerve, moi ? J’ai un dictionnaire de rimes et je fabrique des vers. Voilà ! Et le monde y trouvera son profit, dans 50 ans. Car il faut songer à l’avenir des autres ; André Chénier, en écrivant La jeune captive, pensait inconsciemment à la postérité.
Voilà que la nuit tombe. Les hurlements cessent un peu dans la cour. Entre le cinglé qui crie toutes les cinq minutes « Préparez les valises », croyant à l’amnistie, et les fous du rez-de-chaussée qui piquent des crises effroyables en appelant « au secours » et en proclamant leur innocence, on ne s’entend plus. Je préfère encore les voyous arabes qui s’abordent d’une division à l’autre avec les pires obscénités. Mais n’exagérons rien ; dans l’ensemble Fresnes est très digne, et il y a peu de braillards, d’autant plus que la fièvre du crépuscule et toujours compensée par l’annonce des condamnations de la journée, ce qui jette un froid.
J’ai reçu de Floriot un mot me disant qu’on fait venir de Chambéry mon dossier jusqu’à Paris. Donc toute l’affaire sera condensée ici et je n’irai pas me balader dans cette chère Savoie où la mitraillette joue encore sa musique sur le quai de la gare. Je crois que peu à peu nous abordons la vraie détente. Il faut bien y arriver. Les choses ne peuvent plus guère durer comme elles étaient.
A demain. Il fait presque nuit. Nous reprendrons avec la digne personne que tu es, et qui m’écoute avec une attention soutenue, notre entretien des plus importants. Laisse moi t’embrasser avant de dormir et accorder au mouchtatiot la bénédiction d’une caresse paternelle. Que ses rêves soient purs et ses émois pré-politiciens ; et qu’il commence sur les barreaux de la fenêtre à éprouver le plaisir qu’on éprouve d’empoigner la vie civique à deux mains.
Lundi 8h du matin.
En me réveillant ma première pensée a été pour toi et j’hésite à t’écrire ces mots de peur qu’ils te fassent trop de plaisir à moins que je m’illusionne et que ru sois aussi « comme les autres ». Mais on sait que tu n’est pas « comme les autres » et que l’œil vif de Jeannette ne s’arrête qu’à un seul amour, coupé en deux pour l’instant, celui du double mâle Jean-Frédéric. Je t’ai laissé le souvenir qu’il fallait pour que tu prennes patience.
Et puis je suis en train de lire Back Street. Connais-tu Back Street, roman de Madame Fanny Hurst. C’est la vie d’une femme, maîtresse d’un homme marié ; (un juif riche). Elle vit dans son ombre et a la meilleure et la pire part de sa vie. Elle lui est indispensable, mais n’a rien des avantages de la femme légitime. Elle a par contre toutes les confidences et les meilleures intimités de monsieur. Plut au ciel que je ne voulus pas maintenant ressembler à un personnage de roman et emboîter ma vie dans l’imagination d’une romancière américaine. Mais je ne pouvais m’empêcher de songer à Jeannette avec toutes ses révoltes, ses inquiétudes et ses bonheurs, s’impatientant parce qu’elle ne peut venir dans la cage aux fauves et me boudant parce qu’on ne lui écrit pas de 8 jours ou que la seconde semaine la lettre s’égare. A propos, il faut que je te fasse confidence. Veux-tu bien dire à ma mère qu’elle ne prononce jamais ton nom devant mon fils Bernard. Voici pourquoi : ma femme, avec des ruses de Sioux, pousse l’enfant avec sa grand-mère tous les jeudis où elle ne vient pas elle-même, dans le but très féminin et égoïste de te priver (et de me priver) de tes visites. Je ne peux réagir en rien contre cela. Ce n’est pas le moment et mon fils ne doit pas être au courant de ma vie privée. L’imagination des enfants travaille beaucoup à cet âge. Je me souviens de moi-même. Un enfant ne doit pas être mûri trop tôt. Il y a des problèmes qui le dépassent. Donc, ma mère —qui n’a aucun sens de ces choses— ne manque pas chaque semaine de parler devant l’enfant de toutes sortes de choses qu’il doit ignorer et qu’il rapporte naïvement à sa mère qui s’en fait un allié. Il faut donc laisser ignorer totalement ta présence. Plus ma mère sera discrète, plus tu seras dans l’ombre (mais présente) plus nous aurons de chances d’avoir le minimum d’obstacles. Tu seras donc habile pour mettre ma mère au courant délicatement de ceci. Qu’elle évite surtout de dire à l’enfant que tu participes aux colis. Ma femme doit à l’avenir perdre le sentiment de ta présence. De telle façon qu’elle ne s’inquiète plus de ses propres intérêts. Sinon cela provoquera des conflits (dont je ne me soucie guère mais qu’il vaut mieux éviter) et cela aidera aussi beaucoup à réaliser l’avenir tel qu’il doit être.
Voilà bien des recommandations graves de bon matin pour une aussi petite fille au caractère si impétueux. Écris-moi souvent quand tu es en colère. Et répètes surtout que tu t’ennuies. Cela me fait tellement plaisir. Je t’en supplie, fais-moi des scènes, très violentes ! Enfin ! Si tu te fâches contre moi, c’est que je ne te suis pas tout à fait indifférent. Mais fâches-toi tout rouge. Que ce soit sérieux.
Après quoi, je veux bien consentir à te donner une becquée de baisers, sans que pour cela nous dépassions les limites des convenances. Je consulte ma petite feuille pour savoir de quoi j’ai besoin cette semaine. Dans ma lettre de la semaine dernière je te demandais du savon. Ajoutons de l’encre, dont nous n’avons plus guère et demande à ma mère de me faire parvenir de la vitamine C. Elle connaît le toubib qui lui en fournit. A propos, dis-lui que le docteur Boutet a demandé à un de ses confrères, le Dr Abely, de m’examiner. Est-ce que mon toubib connaît ce confrère-là ? Peux-tu aussi aller voir la personne qui t’a donné de ma part le n° De la France se relève. Tu sais, le type qui habite Montmartre. Demandes-lui de ma part des renseignements sur la situation générale, ce qu’il pense de mon cas, et surtout ce qu’on pense de moi dans les milieux maç :. Savoir s’ils sont très agités ou non. Lui demander où en est la synarchie. Que je sente un peu le vent. Je crois qu’il y a grosse détente partout et de plus en plus j’ai confiance ne l’avenir. Les affaires marchent-elles ou non ? Littérature, cinéma ? Enfin, donnes moi des tuyaux. Vois aussi tes patrons et tes amis. Qu’on sache un peu où on met le pied. Pour l’instant nous attendons encore patiemment, mais un de ces jours, nous ne confondrons plus la patience et l’inaction. Les bruits les plus extravagants courent sur les rapports entre les Anglo-Saxons et la Russie. Il y en a qui donnent la guerre comme imminente. Je persiste à n’y pas croire avant quelques années. Mais on peut bougrement se tromper.
Voici tout pour ce matin. Je vais attendre midi pour voir si dans mon courrier tu m’as envoyé une lettre plus gentille.
18h.
Le courrier n’est pas encore distribué, mais j’ai trouvé dans mon colis (qui est des meilleurs—merci mille fois) un morceau de savon ? Comme je l’avais demandé la dernière fois, je suppose donc, j’en conclu même, que tu as dû recevoir ma lettre et que le sourire est revenu sur les lèvres de l’amoureuse Jeannette. La journée a été fructueuse (2 poèmes) dont un dont je ne suis pas mécontent. Tu auras beaucoup de travail à la sortie. On me demande encore la M.S. Vois ce que tu peux faire. Dès qu’elle sera prête tu l’as confies selon les ordres du juge à mon avocat pour que tout se passe très régulièrement. Te rappelles-tu la toute petite bible sur papier indien qui était chez toi ? Si cela n’est pas trop cher demandes à ma mère de racheter un exemplaire dans ce format (le plus réduit possible, et le plus fin possible —bible de poche). Mais attention !!! Il me faut la version Synodale [1] et non pas celle de Léon Segond [2] (ou une autre) que j’ai ici. Très important. Sinon ne pas acheter. On en trouve dans la rue perpendiculaire au Val de Grâce (Si on en trouve !).
Je termine donc cette missive par les baisers habituels mais renouvelés, comme le colis, et comme l’amour. Rasséréné sur le sort de ma missive —puisque le savon me semble être le témoin de la réception— je me borne à t’adresser mes affectueux baisers en y joignant quelques caresses supplémentaires et un boisseau d’affections mérité et mes remerciements renouvelés et aussi quelque grosse bise échappée du panier, ainsi que quelques autres qui jouent au franc-tireur. Voilà Jeannette comblée pour une grande semaine où elle sera en extase continuelle devant le dieu son fils.
A bientôt te lire.
[1] Version synodale : traduction de 1910 de la Société Biblique Française (fondée en 1818) (note de FGR)
[2] Le Nouveau Testament et La Bible de Louis Second (1880) : cette version – dans sa révision de 1910 – a été (et continue d’être) la plus largement utilisée par les protestants francophones. Elle fait partie des Bibles en français dont le texte est actuellement dans le domaine public (notre de FGR).