JM à JR (Fresnes 45/06/18)

 

Lundi 18 juin 1945

Chère petite fille

J’espère que tu as reçu mon petit mot de jeudi. A vrai dire, après l’instruction de mercredi je n’étais pas tellement content. Pourquoi ? Parce qu’on me rappelle des souvenirs désagréables et que dans quelque temps je ne voudrais pas être obligé de rappeler de la même façon à quelqu’un d’en face ses façons un peu brutales. Dans les luttes politiques, la politesse ou les précautions sont hors de mise. Il s’agit de jeter bas l’adversaire surtout quand il agit en ennemi. Et mon Dieu ! j’avoue qu’il y avait, et qu’il y a encore, beaucoup de mitraillettes braquées sur nous. Comment cela finira-t-il ? Si j’étais devin je dirai, pour être sûr de ne pas me tromper, qu’il y a autant de chances pour que cela finisse bien comme pour que cela finisse autrement, quoique ma conviction absolue indéracinable est que cela finira bien, c’est à dire par un réveil de la mentalité décadente et un sursaut de propreté et de justice (pas celle du peuple, la vraie). Pour l’instant il nous faut prendre patience.

Je vois que les événements se dessinent à l’horizon qui, après des troubles inévitables prévoient la paix telle que peuvent la souhaiter des peuples civilisés, libéraux ou sinon, occidentaux. Nous sommes en ce moment dans une crise qui n’est pas dans nos manières. Nous en avons eu quelques-unes depuis 150 ans (1793, 1848, 1851, 1871…), mais celle-ci est une des plus violentes. Elle touche à sa fin semble-t-il. Sinon on ne voit pas comment elle pourrait s’arrêter, car après les traîtres, on tuera les tièdes, les mous, les suspects, les indécis, les demi-durs, les trop-durs et soi-même. N’oublions pas que le 9 thermidor a fini par la mort de l’exécuteur. Il est vrai que l’histoire ne se répète jamais… ou toujours (au choix du journaliste) !

Cette longue digression pour te dire, non ce que j’espère, mais ce que je crois deviner. Mais nous nous sommes trompés tant de fois que mieux vaut souvent se taire. Aujourd’hui mon petit moral personnel est infiniment meilleur. Je crois avoir trouvé la force qu’il faut pour dompter le petit énervement que je ressentais à m’imaginer accablé de forfaits imaginaires, amplifiés ou partisans. Et je crois que notre bonne étoile aidant, nous serons peut-être un jour, encore, des artisans de l’ordre intérieur. Qui sait ? Nonobstant une opinion publique qui s’est émue contre nous, variable, comme toutes les foules, parce que les illusions dont on la gave, et dont elle se grise elle-même, la poussent vers tous les mirages, ceux de la colère, ou de l’enthousiasme bébête, ceux de dangereux démagogues, ou des idéalistes farceurs, ou n’importe qui.

Tout cela nous éloigne beaucoup de notre sujet qui est je crois la longueur des cils de bébé, et la couleur de ses cheveux rétifs. Il m’a l’air très napoléonien le bonhomme. Je lui trouve un air décidé, maître de lui, observateur, attentif, supérieur, qui font présager que malgré ses trois dents, il possède déjà toutes les qualités d’un chef de maison, de tribu, d’état ; ne plaisantons pas, le coq est dans l’œuf. Il a l’air un peu dictateur (s’il a hérité des ambitions de son père, il deviendra un peu pape, ou chef de parti politique, à moins qu’il ne se contente de travailler dans la bonneterie). Sera-ce un intellectuel ? On le devine. Mais il saura se servir de ses mains (qui pour l’instant sont des menottes, mais qui seront bientôt des… poignes décidées). Bref, il vaincra tout, même l’émerveillement de sa mère qui a pris cet enfant pour un dieu, et à qui il prouvera qu’il est bien davantage.

Je lui sais gré de provoquer chez une certaine petite fille que j’aime beaucoup tant d’admiration et de dévouement. Il faut que chacun soit prêt à dépenser beaucoup de soi-même et il est heureux de recueillir tant de tendresses. Je ne suis pas jaloux, car je reçois aussi les miennes, mais pour l’instant elles tendent à être plutôt métaphysiques, et les baisers qu’on m’envoie sont purement spirituels. Il valent bien les autres. Et comment !

En sortant d’ici je suis prêt pour être moine. C’est l’apprentissage. travail. Solitude. Méditation. Détachement du monde. Pardon des injures. Inspiration transcendante. Nous voilà bien loin de la planète. Que nous importent toutes ces guenilles, ces partisaneries ? Il s’agit bien d’autres choses.

(Tout ce que je dis en plaisantant est bougrement vrai. C’est toujours quand on plaisante que l’on dit le plus de vérités).

A bientôt te lire, mais pas te voir, sinon au parloir. Veux-tu bien voir tes amis et leur demander de m’oublier un peu. J’ai besoin de méditer tranquille. Il faut commencer à taper mon nouvel ours. Il est important.

Moi aussi je t’embrasse et je pense à te faire plaisir de te consoler aussitôt que possible. Un jour viendra.

Affectueusement.

J