Lundi 16 avril 1945
Chère petite Jeannette,
Je reçois aujourd’hui ton pneumatique du 8 mars(!!!) adressé à Fresnes le mois dernier sans numéro de cellule. Les lettres sont longues à parvenir dans ces conditions. Donc il faut bien mettre l’adresse.
Tout d’abord j’ai décidé de cesser ce vouvoiement inutile. Jeannette est trop petite et trop gentille pour qu’on lui dise vous. J’espère que tout va bien, que bébé se porte comme un charme et que sa mère a bon moral aussi. Les enfants sont toujours insouciants et gais.
Je te verrai demain chez le juge d’instruction. Mais il n’est pas inutile de répéter par lettre ce qu’on se dit cérémonieusement dans un bureau officiel, d’autant plus que les instants sont comptés là-bas et que les témoins sont gênants.
1°/ Affaires : Lancelot est terminé. C’est la secrétaire de Me Floriot qui a le manuscrit. Il faudrait le taper le plus vite possible, en le plus d’exemplaires possibles (6). Puis, une fois tapé, le relier dans une chemise solide et le confier à ma mère qui fera le nécessaire. Je crois la pièce terminée maintenant, mais j’aimerais bien avoir ton avis là dessus.
2°/ Il me faudrait a) un crayon encre b) de l’encre bien noire ou bien bleue ou bien bleu-noir, enfin une encre !
3°/ une ou deux chemises cartonnées pour mes dossiers.
4°/ un peu de farine à délayer à froid dans la soupe —un paquet tous les 15 jours. A convenir avec ma mère.
Pour le reste, les colis vont bien, sauf que 3 kgs c’est très court, et qu’on tire la langue dès le mardi. Enfin, espérons que les temps s’amélioreront.
Le moral est excellent. Nous tiendrons le temps qu’il faut et nous sortirons de tous ces ennuis. Je commence à en avoir l’absolue certitude, mais pour l’instant il faut encore patienter. Toutefois, ma cause s’améliore de jour en jour. La vérité commence à apparaître, enfin ! Bientôt on rendra justice à notre clairvoyance. Il y a beaucoup de points sur lesquels nous ne nous étions pas trompés. Ce qui fait que dans quelque temps on ne nous fera peut-être plus de procès. C’est nous au contraire qui feront le procès des erreurs qui essaient de nous atteindre.
En attendant, je me réjouis de te voir demain quoique les minutes soient très brèves. Elles sont d’autant plus courtes qu’on les compte !! Ces journées d’interrogatoire sont toujours fatigantes. On vous fait lever à 6h½ du matin et l’on rentre à 7h du soir après des voyages esquintants debout en voiture cellulaire fermée. J’espère qu’un jour j’aurais le droit de me promener sans menottes aux mains et de pouvoir prendre le métro de mon choix —ou bien le train— ou bien l’avion— ou bien le bateau— et fuir des populations hostiles. J’en ai soupé de prêcher des solutions raisonnables à des sagouins. S’ils veulent un régime de chienlit, grand bien leur fasse. Je ne les empêche plus de danser en rond, mais j’irai un peu plus loin, là où on n’entend pas les flonflons de l’orchestre —bastringue. Pour moi, le seul mot de Démocratie me fait maintenant fuir jusqu’au Pôle Sud. Je préfère la jungle et ses animaux féroces à la société des brutes déchaînées. Les animaux au moins sont possiblement apprivoisables, les hommes, pas.
Voilà bien du pessimisme. Heureusement qu’il ne s’agit que de boutades. Mais la prison vous modifie beaucoup. On réfléchit. On médite, On travaille. En sortant, j’aurai dans les mains de quoi épuiser une secrétaire active. Et l’on ne sait pas au fond les travaux qui nous attendront à la sortie. Peut-être seront nous embauchés dans des travaux politiques gigantesques. L’œuvre qui se présente à nous est toujours détectable dès maintenant par intuition.
Petite Jeannette, nous aurons certainement encore beaucoup de jours heureux où nous pourrons retrouver un peu de calme et de détente. Heureusement la guerre, ni la révolution, ni la répression, ni l’épuration ne durent toujours. Le temps que la foule soit calmée, que l’ordre revienne dans les mentalités et nous repartirons du bon pied.
Écris-moi souvent, comme tu le veux, comme il te plait. Et si tu as une photo de trop avec un bon éclairage moderne, une photo où l’on voit bien tes yeux brillants et ta frimousse gentiment chiffonnée, tu peux me l’envoyer. Elle me rappellera des heures passées comme des promesses futures.
Je suis désolé de ne pouvoir t’envoyer d’argent. As-tu ce qu’il te faut ? Comment te débrouilles-tu ? Il faut me dire tout. Quel dommage que ces salauds t’aient pris les livres et la machine à écrire. Il y en avait pour au moins 30 à 35000 francs. C’était toujours çà. J’espère bien leur faire payer un jour.
À bientôt petite Jeannette. À demain se voir. À bientôt te lire. Et mes bons baisers affectueusement. Grosses bises au pitchounet. Bonjour à ta maman et à ta sœur. Je présume que tout le monde est fou du gosse et que cet enfant doit être pourri de caresses, au milieu de tant de femmes dévouées. Ne le mange pas trop.