JM à JR (Fresnes 46/08/04)

 

Dimanche 4 août 1946

Chère petite Jeannette,

Bonjour. Très bonjour. Rebonjour. C’est aujourd’hui dimanche, et dimanche matin. Je t’embrasse comme il n’est pas possible. Comme il n’est pas permis. Comme tu n’oses l’espérer. À te lasser à tout jamais de tant d’effusion qui seraient bêtifiantes si elles n’émanaient de cette colossale force naturelle qui nous pousse à accomplir des exploits gigantesques pour ce seul geste. Tu étais fort, fort jolie jeudi, toute prisonnière dans ta cage. Pourquoi ne viens-tu pas habiter ma cellule avec moi ? On devrait faire des démarches. Il ne devrait pas être permis aux prisonniers de recevoir de si jolies filles et d’en rêver trop. Je ne veux plus y penser. Mais j’y pense encore. Et puisqu’il est dimanche matin, laisse-moi t’embrasser comme il me plait. Au bruit de toutes les cloches, de toutes les messes, dans la chaleur de toutes les fleurs du jardin.

Je travaille depuis hier soir à la finition de mon manuscrit. Horreur et stupéfaction : Il me manque 62 pièces !! Où sont-elles ? Il faut téléphoner d’urgence à F. D’autre part, j’ai déjà envoyé un pneumatique pour qu’on vérifie le dossier. De ton côté, veux-tu immédiatement regarder. En même temps, tu vérifieras toute la pagination du gros document. Pourvu que Demery n’ait pas égaré ces feuilles !! Depuis hier, je me creuse pour savoir ce qui est arrivé. D’autant plus que j’y tiens par dessus tout. C’est le seul texte que j’en aie. Ce serait une catastrophe si cela était perdu. Deux mois de travail ! Impossible à reconstituer. Remue ciel et terre, il faut retrouver cela. Rassure-moi vite. Je ne dormirai pas tranquille jusqu’à ce que tu m’aies confirmé que tout est retrouvé – et que tu te mets activement à cette nouvelle tâche.

Au fond, je dois bien t’embêter. J’ai l’air d’un enfant capricieux qui passe son temps à écrire des choses inutiles, incompréhensibles et à qui, par pitié, on cède, parce qu’on l’aime bien, tout en pensant « quel dommage qu’il soit fou ! » Mais pas si fou. Patience. Les plus fous ne sont pas ceux qu’on pense. Et il t’apparaîtra que dans le lot, j’ai peut-être été le plus raisonnable, le plus positif.

Pourquoi me dis-tu que tu ne comprends rien à mes vers. Ils sont on ne peut plus clairs, logiques. C’est enfantin à suivre. Et puis, il faut aimer la poésie. C’est la chose la moins compliquée du monde. Si j’étais musicien, je ferais des romances, tu les comprendrais très bien. Un air, c’est joli ou non. Il plait ou non. En poésie, itou. Il faut que les mots éveillent des images. Sous chaque vers, une idée heureuse qui s’envole. Comme à la chasse, les idées poétiques se cachent sous les mots, comme les bêtes sous les pierres. Il faut oser les chercher. Sinon, on passe à côté sans les voir.

Alors, tu sautes sur le téléphone pour alerter la Demery ou l’autre. Je suppose qu’elle a du laisser tout le paquet dans le dossier, à moins que toi-même n’ai pas vérifié dans tous les papiers que tu as et que cela te soit resté inaperçu. Mais j’en doute. Ce qui serait navrant, c’est que sur les 60, je ne pourrai en reconstituer que 10 ou 15. Mais je n’envisage pas cette éventualité. Tu les retrouveras. Et vite, vite, vite. Vérifie surtout aussi si tu as toute la pagination dans l’ordre du gros dossier.

Voilà pour aujourd’hui dimanche. J’ai continué ma lettre après le café et je continue à t’embrasser. C’est fou ce qu’on t’aime. Laisse Frédéric aller jouer dans le jardin. Restons tous les deux. Je ne te ferai pas de mal si tu es très sage. On fermera les volets parce qu’il fait trop chaud et on bavardera de tout et rien. Je te parlerai très longtemps d’une étoile sur quoi je me promène depuis quelques jours tout seul. Car il n’y a plus d’îles désertes. Trop fréquentées. Bombes atomiques. Brrr ! Il nous faut maintenant pour vivre tranquilles des étoiles désertes.

Je finirai ma lettre demain matin pour voir si je t’aime autant qu’aujourd’hui. Pourquoi m’interroger tant à travers le grillage avec ce petit mot qui revient comme un leitmotiv : « hein ? hein ? » Je n’aime pas que tu m’interroges ainsi. Pas de questions. Tu dois savoir. Si tu ne sais pas, c’est que tu doutes, ou que tu n’est pas intelligente du tout. Tais toi. Il fait trop chaud pour parler. Ferme les yeux. Il fera moins chaud. Ouvre les à condition qu’ils soient très gentils. Ils sont toujours très gentils.

Surtout téléphone vite à F. … Je te rase. Pas vrai ? Tant pis ! Il n’y a rien de plus important au monde que de trouver ce manuscrit. Tu n’imagines pas à quel point je suis sérieux quand j’écris cela.

Lundi 14h.

Nous n’avons point cessé de penser à vous, mamzelle. Vous êtes toute neuve, toute simple, toute pure dans nos pensées et nous vous attribuons toutes les qualités du ciel. Pour celles de la terre, il n’y en n’a point. C’est pourquoi nous fermons les yeux sur les défauts que le démon d’ici bas tenterait de vous imputer s’il osait. Pas de lettre de toi. Mais je pense que les facteurs en sont responsables, à moins que toi aussi tu aies fait grève de correspondance. Ce qui serait mal. Les pattes de mouche sont une nourriture indispensable au prisonnier et vous devez, petite madame et mon amie, les envoyer aussi nourries, aussi substantiellement grosses que les colis dont vous nous gratifiez avec patience. Il m’intéresserait des savoir un peu ce que vous pensez, et non pas de ce que vous ne voulez pas penser, car cette volontaire attitude de mettre tous les militants dans le même sac, pour ne pas avoir à vous prononcer sur des problèmes essentiels part d’une nature timide qui se réfugie dans l’ignorance a priori pour refuser de combattre ses propres doutes ou ses propres préférences.

As-tu discuté avec ma mère au sujet des recommandations financières ? La chose est urgente. Il faut, non point en parler, mais passer à l’action. Itou des autres précautions à prendre contre les bouleversements que nous allons vivre. Ne faut plus musarder dans des farniente en croyant que tout s’arrangera par la grâce du Saint Esprit. Les choses ne s’arrangent que lorsqu’on y met la main. L’épreuve d’aujourd’hui prépare celle de demain. Il faut toujours être prêt, armé, possiblement vainqueur, d’un moral à ne pas faillir. Si quelques timorés ou quelques astrologues bien renseignés prétendent le contraire, évitons de poser le pied sur la planche pourrie de l’insouciance. Il arrivera des désagréments plus que fâcheux aux imprévoyants. Tu m’excuseras si j’insiste fortement. Les lames de fond doivent être prévues longtemps d’avance, si l’on ne veut pas être emporté dans la tempête. À la dernière minute, ce sera trop tard. J’ai déjà fait une expérience ennuyeuse. La deuxième fois, nous ne recommencerons pas à être imprudent.

Bien reçu les bouquins que la bibliothèque m’a transmis. Merci. J’ai envie (mais plus tard) d’écrire une « Hécube [1] ». Le sujet me paraît extraordinairement puissant. Quel rôle pour une tragédienne. Ce qui est le plus intéressant, c’est qu’il peut-être joué par une femme d’âge, donc de talent éprouvé. Ce pourrait être le couronnement de carrière d’une grande actrice (que nous n’avons pas, car je ne voies aucune fille aujourd’hui capable de jouer le rôle ; il aurait fallut la Duse [2], la mère Bartet [3], la Sarah B. [4] … enfin, un de ces phénomènes qui n’apparaît que tous les demi-siècles et dont nous ne sommes point pourvus pour l’instant). J’attends de voir le développement des événements pour écrire à nouveau. Inutile de se lancer dans des travaux qu’on ne peut terminer dans la sérénité. Toutefois, dès réception de ta lettre sur ce que je t’ai demandé, je verrai quoi faire.

18h.

Merci pour colis. Plus que parfait. Répéter à ma mère sur tous les tons et modes mineurs et majeurs : encaustique ! Encaustique ! mon paquet !! Pour le reste, c’est au mieux. Surtout qu’elle ne s’avise pas de m’envoyer des vêtements ! Toutes les fleurs vont bien et te souhaitent le bonjour. Depuis tout à l’heure les roses et les soucis se sont ouverts longuement et découvrent les trésors cachés que tu y avais mis sans doute.

Je t’embrasse pour les soucis que tu mes donnes – qui ne sont ni pesants, ni douloureux, mais aident au contraire à patienter et gagner enfin le port où nous pourrons mettre le pied sur la terre ferme de la liberté reconquise. À la semaine prochaine. Tu viendras toute belle, toute parée, et tu apprendras par cœur un poème de moi, un de ceux que tu auras retrouvés. Mes grosses caresses et mes grands baisers.

J.

[1] Hécube, fille de Dymas et de Cissée, roi de Thrace, sœur de Théano et épouse de Priam, eut, dit Homère, cinquante fils. Elle eut la douleur de les voir presque tous périr pendant le siège ou après la ruine de Troie. Elle n’évita elle-même la mort que pour devenir l’esclave du vainqueur. On la chercha longtemps sans la trouver ; mais enfin, Ulysse la surprit parmi les tombeaux de ses enfants, et en fit son esclave. Avant de partir, elle avala les cendres d’Hector pour les soustraire à ses ennemis, et vit périr Astyanax, son petit-fils, dont elle dut encore conduire les funérailles. Selon quelques poètes, elle vit aussi immoler sa fille Polyxène sur le tombeau d’Achille.
Conduite chez Polymnestor, roi de Thrace, à qui Priam avait confié Polydore, le plus jeune de ses fils, avec de grands trésors, elle trouve le corps de son malheureux fils sur le rivage, s’introduit dans le palais du meurtrier, et l’attire au milieu des femmes troyennes, qui lui crèvent les yeux avec leurs aiguilles, tandis qu’elle-même tue les deux enfants du roi. Les gardes et le peuple furieux poursuivent les Troyennes à coups de pierres. Hécube mord de rage celles qu’on lui lance, et, métamorphosée en chienne, elle remplit la Thrace de hurlements qui touchent de compassion non seulement les Grecs, mais Héra elle-même, la plus cruelle ennemie des Troyens (note de FGR).
[2] Eleonora Duse (née le 3 octobre 1858 à Vigevano, dans la province de Pavie en Lombardie, Italie et morte le 21 avril 1924 à Pittsburgh, Pennsylvanie) était une comédienne italienne. Elle est considérée comme l’une des plus grandes actrices de son temps. Rivale de Sarah Bernhardt, elle lui voua cependant une admiration profonde (note de FGR).
[3] Jeanne Julie Regnault, dite Julia Bartet ou Mademoiselle Bartet, est une comédienne française née à Paris le 28 octobre 1854, décédée à Paris en fin 1941. Grâce à son talent, et en dépit de sa jeunesse, elle se fit rapidement une place de premier plan, surtout après son interprétation de Madame Bellamy dans l’Oncle Sam de Victorien Sardou, en 1873. Dès lors, plus aucune pièce importante, créée ou reprise, ne fut faite sans elle. Julia Bartet fut l’un des modèles de Marcel Proust pour la Berma, avec Réjane et Sarah Bernhardt. Elle interpréta La Nuit d’Octobre de Musset avec Sarah Bernhardt dans le rôle du poète (note de FGR).
[4] Henriette Rosine Bernard dite Sarah Bernhardt, est une comédienne de théâtre française, née le 22 octobre 1844 à Paris, morte le 26 mars 1923 à Paris et inhumée au cimetière du Père-Lachaise. Sa mère, Judith-Julie Bernhardt, aurait été une célèbre « courtisane » hollandaise (ou allemande), et Sarah elle-même aurait usé de ses charmes à ses débuts pour se faire une situation, comme l’indique son inscription dans le « fichier des courtisanes » établi par la Préfecture de police de Paris. On ignore en revanche qui était son véritable père, Sarah ayant toujours gardé le silence sur son état-civil. Elle eut au moins trois sœurs et souffrit en particulier longtemps de la préférence de sa mère pour sa jeune sœur Jeanne-Rosine, également comédienne. Elle était surnommée « la Voix d’or » ou « la Divine ». Considérée par beaucoup, avec Rachel, comme une des plus grandes tragédiennes françaises du XIXe siècle, elle fut la première comédienne à avoir fait des tournées triomphales sur les deux continents (note de FGR).