JM à JR (Fresnes 46/08/12)

 

Lundi 12 août 1946

Petite Jeannette chérie,

Ce sont les petites filles, les petits enfants, les bébé fragiles qui ont le plus besoin et de sucres d’orge et de cette tendresse béate que leurs mères s’acharnent à leur prodiguer avec des mots bébêtes, comme on leur fait manger la soupe à la cuiller.  Je te sens si désireuse de petites choses, qui en cachent de grandes, que moi aussi je me sentirai porté à t’administrer mot par mot, avec des précautions incalculables, de grosses doses de caresses physiques qui pénètrent lentement ton être moral jusqu’à l’imprégner de cette moiteur amicale, de cette satisfaction intérieure bénéfique qui transforme l’individu et lui donne une appréciation légère de la véritable substance de l’amour. Je sais bien que tu as de grosses choses à me confesser, que l’esprit de Jeannette est plein de toutes sortes de confidences ravalées, inexprimées, intraduisibles, qu’il ne faut même pas essayer de formuler, sinon la bouche les déflore, l’écriture les trahit. Les mots n’ont jamais pu exprimer la pensée fluide, intense, vivante de l’homme. Ce sont de pauvres symboles. Ils emprisonnent dans leurs cangues, leurs chrysalides, leurs limites cristallisées, tout le suc réel, l’élan prodigieux de la liberté du cœur et nous restons tout surpris de voir que nos plus muettes adorations, nos plus fougueuses envolées sont pétrifiées, tout comme un temple s’est solidifié dans le marbre et dépérit dès lors dans la poussière quotidienne, sous les griffes lentes du temps.

Il y a beaucoup de soirées que nous passons ensemble depuis longtemps, les unes à échanger des mots directement, les autres par lettre, et ces dernières ne sont pas les moins bonnes, car la présence y est moins matérielle, mais souvent plus précise, ne t’en déplaise. Point besoin de se voir pour s’entendre. Point besoin d’échanger des paroles se comprend. La fusion se fait dans la seule intelligence d’un contact commun.

As-tu pu retrouver les documents demandés ? J’espère recevoir à ce sujet des nouvelles demain ou après-demain. Je suis persuadé qu’il n’y a pas de perte possible de ces papiers, une erreur les a fait s’égarer momentanément dans quelque coin dont ils sont déjà sortis. Tu me le diras mercredi. Je compte bien voir ta robe rouge et tes cheveux blonds dans la cage à poules. Et tâche de m’apporter de bonnes nouvelles de l’extérieur. Du reste elles ne nous manquent point ici, et quand elles ne nous plaisent point nous en inventons d’autres. Tout le monde est content.

Le temps est lourd aujourd’hui. Ce matin à la promenade nous avons tourné en rond pendant plus d’une heure dans le préau. Voilà quelques kilomètres d’entraînement. Les jambes vont encore bien. Toutefois on demanderait du soleil et du vent, au lieu de ces nuages aveuglants et cette inertie qui pèse. J’attends ta réponse au sujet des docus pour commencer une pièce dont j’ai idée et qui peu à peu se précise. Quelques personnages, un milieu bourgeois, une jeune fille au centre. Très révoltée, pure et patiente. Une histoire de fantômes. Des gens s’analysant à fond. D’autres pas du tout. Un grand-père odieusement autoritaire. Le spectre d’une hérésie matérialiste implacable sur un souffle de poésie qui cherche à s’évader. Tout cela fermente beaucoup jusqu’à la minute où le besoin d’écrire sera plus fort que le besoin de rêver. Alors nous ferons vivre des tas de phrase ensevelie pour l’instant au profond de l’esprit et qui apparaissent peu à peu comme les pétales d’un bouquet. Il m’a beaucoup appris de regarder pousser des fleurs. La patience, l’extrême patience d’abord. On comprend pourquoi les paysans sont des gens calmes. Il leur faut attendre le développement matériel des choses alors que le citadin fabrique son décor de sa propre volonté. Ceci m’encouragerait à rompre définitivement avec la ville. Surfaite. Fabriquée. Fausse. Expression d’une volonté humaine. Œuvre de démiurge. L’arbre de la campagne est un repos, un producteur, un paradis, une évasion, celui de la ville est un ornement, placé là par contrainte dans une cité bâtie de main d’homme, Castor aux prétentions olympiennes, mais à l’orgueil obtus. Je lis la vie de Washington qui fut aussi brutal, faux, que patient, génial, et rigoureusement droit. Il découvrit les bienfaits de l’agriculture sur le tard. Si je sors de l’aventure présente je fonderai le groupe « Cincinnatus ». Nous irons fonder des colonies dans les vastes espaces où il faut défricher aussi bien esprit la terre, et le socle de notre charrue (qui sera une grande machine moderne) fera jaillir des idées neuves qui prospéreront dix fois et donneront cent épis pour un. À ce moment là, tu auras douze enfants, et tu dirigeras un régiment de servantes. Tu te sens capable d’être une maîtresse de maison énergique ? Hum ! Voir ! Tu aurais de l’autorité ? Sais-tu que pour se faire obéir, il faut être très autoritaire, très ambitieuse, d’esprit très rassis, ordonné, intéressé. Quelquefois les vocations les plus farouches sommeillent chez les êtres d’apparence douce, où l’on s’attendait le moins à les trouver. Tu sais qu’avec moi tu n’aurais pas du tout, mais pas du tout, une existence de tout repos, que j’ai un caractère très difficile, que je suis prêt à des aventures encore plus dangereuses que celles traversées, que les émotions qui t’attendent sont infiniment plus grandes que celles que tu as déjà vécues, qu’il faudra être sur le qui-vive continuel, que la lutte contre tout va s’amplifier démesurément, que le plus grand courage, le plus grand calme est requis pour affronter et résoudre les problèmes qui vont se présenter, et que toutes les heures vont se passer dans le tumulte effréné d’un combat dont pour sortir vainqueur il faut l’appui et le miracle de toute la grâce divine, car aucune puissance humaine ne pourrait être d’un secours efficace. Sais-tu bien tout cela. Es-tu prête à ne pas te lamenter, t’effaroucher ? Á ne jamais te plaindre ? Á toujours suivre ou précéder avec ardeur ! À ne jamais redouter le moment qui vient ? À regarder les choses en face ? À franchir toutes les passes extraordinairement difficultueuse ? Je ne te propose pas du tout une existence bourgeoise, mais la plus cahotée, la plus inconfortable, la plus imprévue des vies aventureuses. Voilà qui est beau programme. Tu sais à quoi tu t’engages. Je ne te prends pas en traître. Et ne cherche pas à m’adoucir. Je ne suivrai jamais que l’inspiration intérieure qui commande tout. Pas d’influence humaine. Il faut marcher du même pas, courir sur le même flot, affronter la même vague. Je t’aime bien, sais-tu. Et tu le sais. C’est pourquoi je te dis tout cela dans tes yeux marrons avec une précision de médecin de famille. La vérité, rien que la vérité, mais toute la vérité. C’est très sérieux.

Je viens de recevoir à l’instant le colis. Il est épatant. Merci. Merci. Rien à dire, à demander. Tout est parfait. Veux-tu bien souhaiter de ma part à ma mère sa fête. Je te dirai du reste au parloir. Ai vu secrétaire Floriot. Je vais demain à B.A. pour un détail insignifiant. Je ne pense pas te voir car les ordres sont très sévères et il est désormais impossible aux détenus d’apercevoir leur famille. Mais je t’aurai à moi, mercredi dans la cage.

Les événements vont si vite en ce moment que l’on doit s’attendre aux plus grandes et meilleures surprises. Les plus grands espoirs sont permis. Ne crois pas que je plaisante. Tu verras dans quelque temps que nous ne nous trompons pas. Patience. Encore. Toujours.

À bientôt te lire, te voir, t’embrasser. Ceci dans l’ordre ascendant. Les roses se sont magnifiquement ouvertes depuis tout à l’heure. Les soucis aussi. Qu’est-ce que c’est que ces petites fleurs violettes ? De la bruyère ? Ne me met plus de tapioca. J’en ai une réserve. Par contre le riz s’épuise. Thé et café sont toujours grands bienvenus. Gros, gros, gros… et bien davantage.

J.