JM à JR (Fresnes 46/08/25)

 

Dimanche 25 août 1946

Ma chérie,

Oui, j’ai bien reçu toutes les lettres indiquées, mais pas encore la visite de cette brave secrétaire de Floriot. Je te remercie d’avoir fait diligence pour les textes. Cela me sera très utile pour mon dossier. Quoique… Aura-t-on besoin encore de dossier d’ici peu ? Je souhaite que non. Du reste, peut-être à tort, je n’ai jamais considéré ce dossier que comme une chose parfaitement inutile. J’ai déjà vu brûler tellement de papier. Tout ce qui semble exister dans ce monde faux n’est-il pas voué à la destruction : les haines, comme les luttes, comme les procès, comme les projets de constitution. L’humanité est cet éternel Sisyphe qui remonte quotidiennement son rocher d’illusions et retombe toujours plus bas dans son ornière.

Je voudrais que tu te renseignes si tes amis sont toujours en vacances jusqu’à octobre. Surtout qu’on ne s’occupe pas de moi. Aucune raison. Tout va très bien dans cette attente quiète. Je ne désire en rien déranger qui que ce soit pour l’instant. Du reste, je crois que là, on peut faire confiance à la Providence qui protège toujours ceux qui se confient en elle. On voit que jusqu’à présent le secours ne nous a pas manqué.

J’ai été ravi, surpris, heureusement étonné de la promptitude que tu as mise à taper les 58 pièces restantes. Que ne te dois-je pas ? Après toutes les inquiétudes, quand on les croyait égarées, voici le bonheur de les avoir plus tôt que prévu. Pour ce, je t’embrasse, et on ne t’embrasse pas qu’un peu. Sur une joue et l’autre, sur l’un et l’autre œil, sur un front obéissant, sur tout ce qui se donne avec tendresse et joie. Sur tout ton bonheur. Tu remarqueras que, déjà, dès dimanche matin, j’ai pris la plume pour te féliciter et te dure toute ma vive reconnaissance. Et autre chose aussi…

L’humeur ce matin est bonne, excellente. Je me sens guéri de tas de craintes anciennes. Il semble que la situation soit gouvernée tout autrement qu’hier ; que de plus en plus la compréhension à notre endroit s’améliore ; que si nos ennemis sont toujours aussi acharnés – et souvent impuissants – nos amis sont de plus en plus nombreux, qu’une atmosphère de plus haute justice, d’impartialité plus grande tend à prévaloir. Il y a encore de temps en temps quelques faiblesses, mais peu. D’ici quelque temps, les événements mettront encore beaucoup plus en lumière notre bonne foi et la justesse de nos vues. Au fond, nous remporterons peut-être une prodigieuse victoire morale, une victoire sans autres armes que celles de l’esprit, une victoire de la raison et du cœur.

Ainsi, il y a des lettres que tu relis trois fois et plus. Parce que tu y trouves une pâture intime qui te réjouit. Que préfères-tu ? Les mots gentils ou l’action subversive de te tirer les cheveux et déboucler tes oreilles ? Il est vrai que les bougies sont si douces et la nuit si calme. J’ai rêvé (et plus encore – car il est des télépathies constantes) que je te racontais la belle histoire qu’il fallait. Et, meilleure que les Mille et une Nuits, elle ne finit jamais, car on la continue d’heure en heure, sans qu’on sente plus jamais le mauvais souffle des orages mondains. Une histoire sur la plage, parfumée par la brise du large, avec la Croix du Sud au fond de l’horizon, brillante à l’excès, extraordinairement lumineuse, une histoire où les hommes sont doux, les matelots chanteurs, les cachalots tendres, la vague adoucie. Une histoire au clair de lune, sans fantômes, ni soucis, une histoire tranquille, où les esprits guéris ne passent plus leur temps à se tourmenter, mais, bien au contraire, à s’édifier, se consolider mutuellement. Une histoire non taquine, simple et lyrique à la fois, où la phrase musicale ne contient plus d’inquiétude. Une histoire d’amants heureux de satisfactions accomplies, de bonheur réalisés de multiples petits bonheurs, car ce n’est pas simple d’être heureux. Il faut tant de choses à la fois. Un univers complet. Une histoire sans histoire, sans incidents, sans cailloux du chemin, sans passé ni avenir, l’éternel immuable bonheur de vivre. Une histoire que les cris des singes, les odeurs des palétuviers, les araignées géantes, et les papillons monstrueux ne troublent pas, car la palme s’agite, tranquille et civilisée, et la fourmi a regagné son trou où elle vit bourgeoisement dans ses stocks et magasins généraux. Une histoire du cœur tranquille. Une histoire de fées bienfaisantes, de petites fées, toutes intimes, toutes précieuses, attentives à combler l’homme de menus dons, car nous avons beaucoup plus besoin de milliers d’attentions délicates que de grandes choses enivrantes. La vie heureuse ce sont des milliers de petits ruisseaux, de myriades de gouttes d’eau, de multiples cellules infinitésimales. Si la force est dans la quantité, la vie est dans la qualité de l’infiniment petit, et pour que l’amour soit grand, il faut que toutes ses composantes minuscules soient parfaites.

Je vais donc te raconter ma belle histoire : un soir, on vit arriver sur la plage une barque abandonnée dans quoi il y avait apparemment de vieux chiffons et des bagages sans nom. La barque était vermoulue, vieille, avait l’air d’avoir roulé pendant des mois sur les côtes désertes, repoussée par toutes les tempêtes, portant encore trace des lichens qui avaient du l’envahir quand elle pourrissait sur les baies brunes des Sargasses, isolée au milieu de l’Atlantique traversé de courants impérieux. Rien qu’une vieille barque, de vieux chiffons, des débris d’une fortune engloutie, et pourtant à ouvrir le paquet ruisselant d’eau et d’embruns, et de mousse verdâtre, on découvrit un enfant quasi nouveau né merveilleusement beau, sain, fort, qui dormait paisiblement, souriant aux cieux étonnés. Il ne paraissait n’avoir souffert du long voyage, ni avoir été privé du sein de sa mère, ni s’émouvoir de son arrivée sur la plage. Et quand il ouvrit les yeux ce fut pour sourire. Maintenant je sens sur tes lèvres une foule de pourquoi, de comment, de doutes et dénégations. Aurait-il, ce gros garçon, les cheveux aussi blonds que Frédéric, les yeux aussi violets, la moue aussi volontaire. Race de Césars. Point du tout. C’est un tout autre bébé qui n’arrache pas les fleurs par la tête ou par la tige et dont l’œil fixe fait s’enfuir les singes et s’agenouiller les vieux pêcheurs. Ceci se passait un frais matin après une nuit qui fut noire comme l’encre dont les littérateurs se servent pour leurs romans effrayants et sombres. Il y avait  une espèce de lumière qui venait de partout. On n’aurait pas reconnu le soleil.

Si maintenant tu es très sage et que tu restes tout à fait tranquille sur la plage, je te parlerai à travers le sable. On y entend mieux encore que dans la conque des coquillages. Et les mots y sont tamisés par la douceur de la poussière agglutinée. Si tu es encore plus sage, je t’embrasserai et nous irons, nous tenant accrochés par le petit doigt, visiter l’oasis. Tu n’aurais pas peur des crabes qui perdent qui pendent aux arbres, des serpents pelotonnés dans les humus, des oiseaux qui ouvrent un œil, des fourmis qui aiguisent leurs mandibules. Tout cela est un  jardin chantant, adouci, confiant. Les bêtes n’ont pas peur des hommes bons. Elles savent qu’ils les protègent dans leurs afflictions animales. Elles ont toute leur place dans l’infini volière où chaque être si minuscule accomplit son travail utile, et nous écouterons la leçons des cirons qui protestera de son grand désir de construire dans l’éternité des œuvres pies.

Décidément tes cheveux sont trop jolis pour qu’on n’y mette point les mains. Est-ce que Frédéric t’aime comme il faut ? Pour ce soir, dors sans encombres, sans nuages, sans gros soucis, sans petits ennuis. Tout est dissipé sous mes mains chaudes sur ton front. Aie confiance. La vie qui court les bois, les nuages, les mers, est aussi gonflée de liberté que le cœur de ceux qui, prisonniers aujourd’hui, libres demain, n’ont jamais dans les mains que des stylets à chansons. À demain, fillette aimée. Bon dimanche. Je suis avec toi et nous passerons l’après-midi à courir les bois.

Lundi 26.

Bien reçu le colis. Apprécié tout comme à l’habitude. Et c’est pour moi l’émerveillement de voir à quel point toutes les affections qui m’entourent sont si maintenues, si persévérantes, toujours progressives et que Jeannette et ma mère portent à elles deux le poids de ma subsistance la meilleure. Tout est si parfait que je ne trouve rien à demander de plus, sinon qu’il me faut remercier encore et toujours pour ces élans si vrais, si spontanés qui parviennent à travers les fleurs coupées fraîchement. Hortensias, roses, anémones, tout porte en soi cet amour neuf qui se donne sans jamais se reprendre et veut encore donner davantage, de mieux en mieux, de plus en plus sûrement. Que la vie est certaine avec de telles preuves déjà accomplies de persistante affection, et si, petite Jeannette, je caresse tes yeux et ton front avec mes mains tendres, j’ai plus plaisir encore à épouser la tendresse chaude d’une affection qui ne se dément pas, avec toute la vigueur de ma confiance retrouvée, du bonheur intime ressenti au vu de tels élans. La sincérité est un e des plus rares qualités de l’amour. Il transparaît si peu de transcendance dans les gestes humains. Au moins sachons en profiter quand elle est là, boire à la coupe d’ambroisie, savourer la fleur d’une délicate pensée.

En ce moment les rêves sont difficiles quand on envisage l’avenir. Il apparaît si chargé de nuages pour l’humanité que l’on doit s’accrocher à deux mains à toute sa force morale pour ne pas en éprouver de la crainte. Non pour soi-même. Il y a longtemps que nous sommes au-delà de toute émotion, mais pour tous ces malheureux, innocents, qui ne voient pas sur quelle pente fatale ils roulent. Combien faut-il être sage, prudent, raisonnable, pour ne pas faillir. Combien doit-on se garder de se compromettre avec les fous qui s’imaginent toujours qu’avoir puissance politique leur donne le droit de tyranniser, torturer, persécuter pour obliger les autres à accepter leur point de vue. L’humanité est à la veille d’un cataclysme auprès duquel celui d’hier n’est qu’un jeu d’enfant. Elle en sortira plus ruinée, malheureuse, décimée qu’avant, impuissante à s’organiser, à se survivre, à se sauver de sa propre rage. Pour moi, je pense qu’il faudra absolument s’abstenir de prendre un parti qui ne soit pas à la hauteur de l’idéal le plus élevé : celui qui considère tous les hommes quels qu’ils soient du même point de vue, sur le plan le plus fraternel, avec le plus de commisération et de dévouement. Les partisans sont tous sectaires. Il ne faut plus être partisan taré, partisan borné, partisan pour vaincre d’autres hommes, mais partisan d’une libre accession de tous à la plus haute qualité : celle d’homme. Il en est peu qui comprennent ce que ce mot peut signifier de grandeur méconnue, d’importance, de valeur générale. Tout humain a un tyran en soi. Il se contraint lui-même à être un petit despote.

Ma chérie, voilà que je rentre encore dans mes ratiocinations métaphysiques. Et toi qui m’écoutes sans mot dire, patiente, alors que tu ne voulais pas point de ces mots barbares, de ces discussions byzantines, de ses rêves fumeux, mais des baisers et des tendresses et des caresses touchantes, les mauvaises histoires que voilà ! Que raconter à sa fillette d’amour les prévisions terribles de l’Apocalypse de demain. Nous abandonnerons volontiers ce monde mauvais pour retrouver dans tous les recueils de contes de fées et tous les recoins de notre imagination féconde les meilleurs récits qui enchantent l’âme, la bercent, la dorlotent, la pouponnent à souhait. Tu as raison, je vais tâcher de me faire pendant une heure un chapelet patient de toutes les heures passées et je les égrènerai comme une bigote devant l’autel allumé au Dieu Cupidon. Ah ! L’arc et les flèches. Elle te fait mal, celle-là. Vraiment si enfoncée ? Laisse-moi l’embrasser patiemment qu’on étanche la plaie. Mes lèvres sur ton bout du nez, tout rose, et tes yeux, tout émus. Es-tu contente ?

J.