Lundi 23 septembre 1946
Ma chérie,
Pas beaucoup de nouvelles de toi et les lettres m’arrivent tronquées par la censure quand tu commets l’imprudence d’y mêler beaucoup de nouvelles politiques. Qui sait même si je les ai toutes. Pourtant les rares qui me sont parvenues la semaine dernière m’ont apporté beaucoup de tendresses. Alors la promenade à Robinson te plait ? Eh bien, nous irons le plus tôt possible. Peut-être avant la chute des feuilles. Pourquoi pas ? Tout est possible. Nous disions déjà cela l’année dernière. Tu sais bien ce que je pense exactement. La situation est si indécise qu’on peut tout espérer d’un bouleverser subit. On ne pense plus que les équipes au pouvoir en aient pour longtemps. C’est leur ruine, leur faillite, et il faut espérer, et il faut espérer qu’elles n’entraîneront par le pays dans leur débâcle.
Situation extérieure ? Tu connais mon avis. J’espère que tu suis mes conseils. Prends tes précautions. Tous les jours nous apportent des espoirs et des précisions dans le même sens. Peu à peu la coupe se remplit. Elle finira par déborder. Aujourd’hui grève des fonctionnaires. Demain, effondrement de ces bandes qui ont usurpé leurs fonctions de dirigeants. Tout cela ne nous intéresse que dans la mesure où nous allons retrouver ensemble la liberté d’aller fouler les feuilles mortes dans la forêt jaunie et écouter le silence du couchant à l’heure où la nuit commence à grignoter les couleurs, à appesantir le vol des insectes, à obliger l’oiseau et l’écureuil à regagner son nid. Au fond j’ai réfléchi, tu ne mettras pas ta robe rouge, mais une robe couleur d’écorce et de feuille fanée, pour qu’on ne nous distingue plus au fond des bois, et que nous soyons absorbés par l’ambiance de l’automne. Voilà qui nous permettra beaucoup plus de tranquillité dans nos tendresses quand il faudra prendre les arbres à témoin de nos serrements de main.
J’ai arrangé mes photos sur le mur, remplacé les vieilles par d’autres par d’autres. Je t’ai, aujourd’hui
- assise sur la margelle du puits
- tenant un bouquet de roses en l’air,
- penchée sur le même bouquet, avec du soleil qui te mange les yeux et les méplats. Tes petits bras nerveux sortent de ton blouson pied de poule, et tu souris à l’appareil comme si tu y voyais un visage connu.
Tout cela sent la banlieue, Chevreuse, les bois, les fleurs, la petite liberté française, où l’on remplace la steppe ou la pampa par l’odeur du champignon, le parfum du lilas et de la rose. Dire que ce pays était renommé autrefois pour son hospitalité, les bonnes manières ne viennent que du goût de la paix. Il a fallu que des hordes d’Europe Centrale viennent ici nous apporter leur hargne pour que tout le pays en soit contaminé. Qu’avons-nous à faire de défendre des polacks contre leurs démons. On n’imagine pas le mal que, depuis deux siècles, certaines doctrines judaïques ont fait dans le monde. Je pense ceci en regardant derrière le puits où tu es assise, un mur de briques que dominent des arbres.
J’ai rêvé cette nuit que je te parlais à l’oreille, en te disant des choses si parfaitement gentilles que tu en étais toute rose. Et non point de ces choses qui émeuvent seulement la chair ou la sensibilité, ou qui sont des mirages si fragiles qu’on les prend pour ce qu’ils sont : des rêves impossibles… mais des choses infiniment plus sérieuses, profondes, qui engagent bien davantage qu’un doigt passé dans l’autre lors d’une promenade ou qu’un baiser dans le cou, de ces choses qu’on ne dit qu’en remuant le bout de son bâton dans la terre, qu’en regardant le nuage qui s’éteint peu à peu dans le soir, qu’en tressaillant au cri de la chouette proche, de ces choses qu’il faut répéter, le front trop chaud sur la toile cirée de la salle à manger, ou bien sous le grillotement de la pendule à grand balancier, des choses qu’on ne sait pas très bien dire tant elles sont énormes parce que le bois craque tout seul dans le vieil escalier, ou que les souris courent au plafond, ou qu’un chien hurle à la lune. Alors, on va les dire à l’arbre qui, dans le jardin, se découpe en noir sur le ciel blanchâtre et l’arbre les répète en les amplifiant, et les traduit à sa bonne manière – car il faut toujours que les meilleurs serments, les plus grands aveux soient répétés partout et par tous les témoins de la nature pour qu’ils prennent forme. Alors s’associe la couleur des cheveux blonds, leur fraîcheur, leur envolée et celle de l’herbe verte, et celle de l’oiseau railleur, et la bouffée de tendresse du bœuf patient. Alors sur toutes les barrières, sur tous les cailloux, on retrouve la trace des mains qui se sont posées avec des gestes précieux. Il reste des empreintes de paix dans la bave des escargots. On entend encore le bruit des pas dans le vent. Or donc, je t’ai soufflé dans l’oreille des vérités d’une telle ampleur que j’ai senti le battement intense de la respiration qui t’étouffait. Tu es devenue toute pâle, puis tu m’as regardé pour bien comprendre et de rendre compte s’il était vrai le rêve. Il était vrai. Ce n’était point un rêve, mais l’affirmation d’une présence réelle, impondérable, tenace, translucide, bien plus absolue que si elle était touchée du doigt, car elle était touchée de l’intuition, de la perception, de l’absolue fidélité. Mets tes deux bras autour de mon cou. Embrasse-moi, et serre moi à briser tes muscles. Et si tu es sage, on te racontera encore une histoire. Pour celle-là, il faudra attendre que la lune vienne sur le lac, que les nénuphars tremblent sous le poids des grenouilles, que le serpent d’eau s’étire paresseusement vers le roseau de la rive, que les feux follets s’allument sur la plaine. Les fées ne viennent jamais avant l’heure.
Sous le plus gros arbre qui domine le mont nous regarderons dans l’ombre s’allumer les feux de la St Jean ou ceux des fêtes d’automne, ou les yeux de chats huants, ou les lampes des chaumières. Et puis nous fermerons les yeux pour voir encore d’autres choses infiniment plus douces et curieuses, car c’est dans la nuit qu’arrivent les cortèges d’anges, et les voix des grandes orgues intimes, et les défilés des animaux apocalyptiques, et les processions des troncs et des dieux. Sur la pierre froide qui depuis huit siècles est encastrée sous le marronnier gigantesque sont gravées les initiales des amants qui passèrent là leur nuit douce. On dit même qu’il y vint un roi avec sa belle. C’est bien pourquoi l’endroit est pour nous.
Je ne saurais être trop gentil avec toi. Tu me plais toute entière comme tu es. Surtout reste petite fille, si simple, et si aimante. Et donne moi sans effort tout ton amour, toute ta tendresse d’enfant.
17h.
J’ai reçu colis, fleurs, et, à l’instant, lettre de vendredi. Pourquoi désespérée ? Impatiente ? Vieillie ? Quelle blague ! Tu es fraîche comme une rose en bouton. Merci pour tout, tout, tout. Le thé était particulièrement bienvenu. Il ne m’en restait plus et nous en consommons beaucoup. Tu vas voir à la sortie. Il faudra un samovar entier par jour. Pourquoi désespères-tu de la situation ? Cela peut aller beaucoup plus vite et tout autrement que tu les crois. Patiente un peu et tu verras. Il y a des décisions rapides en des temps urgents.
Les cactus sont adorables. Je les ai disposés irrégulièrement avec un soin tout particulier Dis-moi combien de fois par mois il faut les arroser. Les dahlias sont splendides. Quelles couleurs ! Et quelles fleurs captivantes. Tu voudrais toujours que tout s’arrange ! Mais tout est arrangé, non pas en fonction de notre volonté, mais en vertu d’un plan qui nous dépasse de loin. Nous n’y pouvons rien. Chacun à sa place. Les uns sont là pour accomplir telle ou telle mission en retour de quoi ils reçoivent des coups de matraque. Les autres qui croient avoir la puissance pour eux se précipitent vers des catastrophes terribles. Mais si dans l’illusion de ce mauvais monde chacun croit être mal partagé, dans le vrai monde – qui n’est pas imaginaire mais réel – les êtres ne sont jamais séparés, jamais malheureux. Ils ne s’ennuient jamais de ne pas se voir. Ainsi moi, je ne m’ennuie pas du tout parce que je te vois tous les jours, à chaque instant, et que, sans que tu le saches, nous parlons très souvent et très longtemps ensemble. Tu n’imagines pas à quel point je te suis, je te sens, te vois et comme souvent je retrouve ta tête sur mon oreiller. Quelquefois tu dors. Souvent tu es parfaitement heureuse de te réveiller impromptu. Et tu ne pleures pas si souvent, sauf de joie.
J’ai commencé hier à travailler sur ma nouvelle pièce. Que de travail tu vas avoir ! Dès octobre. Dis surtout à tes amis que rien n’est pressé. C’est le plus important. Novembre. Décembre… à leur gré. Et voilà qu’il ne me reste plus qu’à t’embrasser. Mais pour cela il me faudra une page entière, rien que pour les motifs, et pour les descriptions, et pour te dire tout ce que je lis dans tes yeux qui n’est rien à côté de ce qu’on y lira demain. Pourquoi me crois-tu prisonnier ? Je suis libre, libre, libre comme jamais ne le fut un homme.
J.