JM à JR (Fresnes 46/10/13)

 

Dimanche 13 octobre 1946

Ma chérie,

Pour que tu n’aies pas de reproches à me faire, je commence dès dimanche à gratter le papier. Simple dimanche. Les roses rouges sont encore là, sur ma table, la plupart fanées, grises de poussière, une ou deux vigoureuses, tendant avec ténacité leurs pétales colorés à l’excès vers la lumière ou le papier du mur, ou le papier de ma table, ou mon béret enfoncé jusqu’aux oreilles, car il commence à faire froid. Que pensent les roses en bouton qui ruminent, se renfrognent, se concentrent, les dimanches d’octobre ? Où s’en va la couleur éclatante des roses nées sous le soleil qui viennent mourir en prison contre l’œil vif d’un détenu, lui apportant souvenirs, espoirs, durée, patience, lui disant que la terre est chaude, le ciel toujours clair, les hommes fous, mais pleines d’un suc de vie secrète ? J’aurai duré davantage avec les fleurs qu’avec tous les bons conseils du monde. Les cactus aussi s’affirment tenaces dans la boîte où ils ont repris vigueur. Si mes pensées les plus affectueuses s’en vont au loin par delà les murs pour baigner certaines oreilles d’effluves tendres, d’autres plus menues s’arrêtent là sur des pétales ou des piquants et vivent accrochés au poil de quelque fruit du désert au nom latin.

Très belle ta citation de Lamartine. Tu peux m’en envoyer encore quelques phrases, si elles te plaisent. Pour Lamartine et pour ce qui te plait. Il me faut savoir à quoi s’accroche ton œil, avec quoi tu te nourris, quelles sont les phrases qui te réjouissent. Le lait de la vie, c’est la poésie, ou la simplicité, ou la grandeur, les trois ensembles. Question de langue, de mots. Il y a des verbes qui nous auront fait marcher des années, pour le bonheur de les retrouver au détour de la rue. Je comprends de plus en plus les isolés, les ermites, les encellulés de toutes sortes – chrétiens ou laïques – poètes ou bandits. Et encore, parmi ces derniers, combien auraient fait d’honnêtes gens si on avait pris la peine de leur montrer le chemin de la puissance. Rien n’est moins enchaîné qu’un condamné, ou qu’un prévenu politique. Il s’est tant libéré de la société malfaisante qu’il a retrouvé l’envol qui lui permettra d’atteindre ce plus haut poste de vie. Les réprouvés sont toujours mieux bénis que les conformistes. On se sent tellement plus à l’aise quand la haine de ses ennemis a brisé tous les compromis possibles. Les chaînes, c’étaient les habitudes tolérantes, l’accord de surface consenti à de mauvais prêtres. Mieux vaut rompre avec le mal que de souffrir en patience, donc l’encourager dans sa forme la plus secrète.

Beau, bon dimanche. Si calme, si tranquille. J’ai corrigé tous mes vers. Fini Hypodamie, tragédie grecque, que je vais recopier d’ici quelques jours pour en avoir un deuxième exemplaire. Je compte sur toi pour abattre tout le travail à faire avec une promptitude dévouée. Mais, ai-je besoin de te demander quoi que ce soit. Tu m’accordes tout avant que je le désire. Jamais je n’eus à mes côtés telle tendresse (si je te demande d’aller vite, c’est pour le dossier car je crois que cela peut compter).

Donc, tu viendras jeudi. Je ne te dirai pas que je compte les jours. Pour moi, tout est toujours aujourd’hui, demain. Le temps ne compte plus. J’ai été arrêté hier. Je sortirai demain. Aujourd’hui je suis aussi libre que le nuage ou l’oiseau. Et ma liberté est de mettre mon front dans tes cheveux, de sentir sur ta nuque le battement précipité de ton sang, de bercer longtemps ta tête aux yeux clos sur ma poitrine attentive. Le bonheur, c’est toujours d’attendre (Dans Hypodamie, un des personnage en donne une définition contraire : le bonheur est dans la maison plus haute, une conscience de soi). Disons donc que le bonheur n’est plus d’attendre mais d’arriver. En tous cas, jamais d’être arrivé, ce qui suppose la satiété. Dès qu’arrivé, il nous faut repartir. On ne peut vivre qu’en mouvement.

Ainsi, tu répondras à toutes les questions que je te pose. Mais je n’en n’ai posé que fort peu. Vais-je devoir préparer un questionnaire en 365 pages où vingt questions les plus importantes seront posées tous les jours qu’il faudra résoudre ? La vie entière est une question multiple. C’est l’homme qui doit répondre. La solution est en nous quand notre esprit s’éclaire au mieux. Quiconque prétend rester dans le cercle infernal de la terre ne trouve jamais la tranquillité. Il meurt sans avoir accompli sa tâche qui était de résoudre le problème. Par contre, celui qui trouve ne meurt pas. Car il est entré dans la vie, en même temps qu’il a compris le moyen d’être avec l’infini, de vivre avec l’espérance renouvelée, de parvenir à sa propre taille. Les hommes ne sont grands que par le cœur, ou l’esprit, ce qui est tout un. On y entre que par la porte du silence.

Je t’embrasse. Et puisqu’il te plait, encore une fois.

Propos pratiques : j’ai besoin

  1. de punaises
  2. d’un savon dentifrice – modèle rond pour la boîte que tu m’envoyas
  3. de moutarde
  4. de papier brouillon comme la dernière fois – le vert est meilleur que le blanc
  5. de lettres plus longues, plus serrées, plus sentimentales, plus profondes, plus détaillées, plus menues, toutes pleines d’abandon total
  6. de photos de toi
  7. de chemises fortes en carton solide (2 ou 3).

Mes doubles pétunias durent encore. Quelques gueules de loup. Il brume sur ce doux paysage d’Île-de-France où régna jadis tant de douceur humaine et sur qui s’abat aujourd’hui tant de méchanceté. Les lointains sont enveloppés dans une douceur ouatée où transparaissent des frondaisons massives aujourd’hui noyées de tendresse. Un soleil doux arrive à peine à caresser la cime des arbres d’une lumière si pâle qu’elle semble enfantine. Le son des avions est adouci par tant de buée. Où sont les lumières brûlantes d’il y a deux mois qui cuisaient les tomates sur ma fenêtre ? Elles voyagent, caressent des peaux nègres, rudoient la forêt vierge où s’entrelacent les serpents heureux, fouaillent les rochers de l’Équateur. Nous aurons peut-être un jour prochain des paysages éclatants devant nos yeux hardis.

Comment la France votera-t-elle aujourd’hui ? Pour un monde d’ordre ou de furie ? Pour la guerre entre les hommes ou la main tendre vers le pardon des injures ? Pour le travail ou l’alcool ? Pour la vie ou la mort ? Chaque homme décide lui-même ce qu’il est, ce qu’il sera. J’ai choisi d’être libre.

Et c’est au moment même où je pense me libérer d’entraves si banales que je pense le plus à m’associer, en créant d’autres liens. Je voudrais bien savoir ce que tu as pu me répondre sur la question religieuse ? Très important. Il ne s’agit pas de me plaire, mais de savoir où tu en es pour pouvoir marcher d’un même pas, où t’entraîner à gravir les rochers qui te sont trop blessants. À moins que tu préfères une prairie de la plaine avec tous les vertiges d’en bas. Là aussi, Dieu nous donne réponse, panse nos blessures, affermit nos volontés, dirige nos efforts. C’est lui qui accouple ou désunit. C’est en fonction de son ordre que nous ouvrons nos mains, ou que nous refusons de dévoiler nos secrets. La vie sur les cimes habitue au silence et à la montée rude. Plus la vie est rare, plus elle apparaît vide de plaisirs habituels, plus les paysages sont inviolés et grandioses. Qui n’a pas connu la hauteur des vierges rochers ne sait pas prier ni vivre.

Je te salue encore pour ce dimanche. Nous avons joint nos mains assez longtemps pour que tu en gardes toute la chaleur pendant ton sommeil. Pas de rêves, mais la sérénité. Pas d’espoir, une présence. Mais oui, je suis à côté de toi. Il n’y a pas de murs qui m’empêchent d’aborder ta pensée, de pénétrer ton mental, de boire l’eau pure de tes lèvres tendres, comme l’acide de tes impatiences. À demain.

Lundi.

Ainsi la France a voté Oui, par une majorité aussi miteuse ! 33% d’abstentions. C’est un suicide. Ce pays ne réagit plus, n’est plus guidé. Il va à la dérive. Dans des circonstances aussi tragiques. À la veille d’une guerre internationale d’une ampleur jamais atteinte. Voilà à quoi aboutit la politique d’abandon. Les élites sont soit en prison, soit terrorisées : les gangs fourmillent. La catastrophe financière approche. Va-t-on toucher le fond de l’abîme ? Ce n’est pas faute de l’avoir prédit. Enfin ! Patientons toujours. Merci pour tes amis. J’espère qu’ils pourront attendre longtemps encore.

As-tu bien dormi ? Depuis hier j’ai avalé quelques bouquins. Fini un Maurras (Sous le signe de Flore), un Giraudoux (Pleins pouvoirs). Dans la semaine Mlle de la Ferté (Pierre Benoit), Aux fontaines du désir (Montherlant), La Grande épreuve de Démocratie (Benda), une étude sur La Fontaine (Giraudoux), un Fabre-Luce, une étude sur Fatima. Si tu peux te procurer Sparkenbroke (de Charles Morgan) lis-le, c’est un grand chef-d’œuvre. J’ai lu aussi Ambre (magnifique, gros roman anglais), La Renarde (Mary Webb), etc… Si je te dis la liste de tous les bouquins du mois ! Régulièrement cinq par semaine. La bibliothèque est bonne. Elle est faite par les détenus qui y collaborent.

Reçu le colis. Le nez sur les œillets et le mimosa, je continue à y trouver ton image. Sur mon mur, Frédéric chevauche sa bicyclette, sourit, met son pied un sur l’autre, montre au soleil de Chevreuse tout son soleil d’enfant blond. Qu’il soit maître de la vie et des circonstances, c’est tout ce qu’on lui souhaite et pour ce, on lui ouvrira les portes mentales qu’il faut. Pas de prison dans les formules, les dogmes les préceptes humains, les recettes de basse cuisine sociale ou politique, l’air libre, la puissance de vivre, la force qui se dégage de l’amour des hommes, des choses et des principes. Un homme, c’est un perpétuel vainqueur. Il fut des vainqueurs triomphants qui passèrent un temps en cellule.

Ma mère a eu la bonté de m’envoyer mon veston bleu. Remercie-la. J’aurais préféré la robe de chambre demandée si elle l’avait encore. La personne qui me la confia ne la réclamant pas, et ayant disparu, je pensais l’utiliser. Qu’elle me la joigne donc au prochain colis. Je lui renverrai le veston, moins pratique. Elle m’offrit aussi un couvre-pied magnifique, arlequiné, fait de vieux bouts de tissu inutile, qui me réjouit autant que la vieille fille américaine qui le cousit. Peut-on être aussi pratique, dévouée et manquer à ce point de goût, mais non point d’amour, ce qui est le meilleur ! Remercions donc en bloc  les participants à ce don ; qu’ils sachent que nous sommes émus, attendris par leurs papillotes futiles, et que tant de naïveté nous ramène à de vieux noëls bénis.

L’astrologue de l’étage d’au-dessous m’a fait mon horoscope jusqu’à 73 ans, date à laquelle parait-il je devrais déménager en d’autres cieux. Il me prédit une sortie prochaine, un nouvel emprisonnement beaucoup plus dur (mais beaucoup plus court) dans un an, et des tas de succès postérieurs. Enfin, une vraie vie d’homme. Pour les questions sentimentales pas de dégâts. Donc, patience, mets tes doigts dans les miens, et donne-moi tes yeux en confiance.

Je pense donc, comme convenu, te voir ce jeudi, seule, dans la cage, avec tous tes sourires, tes atours, etc… Tu apportes l’Albarran. Bien plus, tu apportes l’avenir et le présent. Tu apportes le repos et le mouvement du cœur. Tes œillets se défrisent lentement. Les feuilles de mimosa sont comme des lances de couteau à dessert de poète. Elles tranchent l’indécision. Chaque boule est un monde planétaire sur quoi vivent des dieux. De qui sommes-nous les géants ? Il ne faut se faire ni plus grand, ni plus petit qu’on est. Gulliver a toujours tort de manipuler son télescope, ou microscope, qu’il braque sur l’homme.

Je t’embrasse. Une fois, deux, trois, quatre…

J.