JM à JR (Fresnes 47/08/24)

 

Dimanche 24 août 1947

Ma petite fille chérie,

J’ai bien reçu toutes tes grandes lettres contenant tous les parfums de la terre, toutes les fleurs des bois, toutes les échappées immenses dans la campagne libre, tout le bonheur qu’on éprouve à respirer l’air frais, et tout ce dont l’esprit s’emplit de tendresses marâtres. La « Terre nouvelle » que tout un chacun se doit d’atteindre par l’ascension de la conscience pure nous promet donc encore des joies plus hautes puisque déjà tant d’ivresses saines transparaissent au simple contact de la liberté des champs. Laisse jouer le Frédéric comme un oiseau échappé de sa cage parisienne. Nous le transporterons bientôt dans des paysages plus larges encore, et où il pourra s’exercer les muscles et l’esprit tout neuf. Il sera un homme si fort qu’il vaincra sa propre nature charnelle, et renversera toutes les limites de sa génération. Bien plus qu’un chef ! Un magnifique serviteur qui saura obéir avec une telle souplesse qu’on lui reconnaîtra le génie de l’autorité.

Les nouvelles sont meilleures de jour en jour. Il ne faut point te tourmenter pour octobre. Je prends déjà des dispositions pour que tout se passe bien, c’est-à-dire que rien ne se passe du tout. On verra bien si cela réussit. En tous cas, de toutes façons la situation est infiniment meilleure qu’en juillet, mais j’espère encore mieux. On verra bien. Travaillons de toutes nos forces pour cela.

Aujourd’hui 24 août, mes camarades catholiques ont plaisamment célébré la Saint Barthélemy contre les Huguenots. J’ai naturellement été le point de mire de toutes les attaques. Voici quatre siècles qu’on s’étripait pour telle différence de dogme. Il y a cinquante ans, on se toisait encore grincheusement. Aujourd’hui on en rit. L’esprit évolue vite. Tous s’aperçoivent de la stupidité des querelles d’hier. On n’écoute plus guère les sectaires farouches. Il suffit qu’un protestant soit aimable pour que beaucoup soient gagnés à la cause. On n’a jamais conquis personne par la violence. Avis à un certain Paul Riche. Défunt celui-là. Voilà un pseudonyme qui ne resservira plus. Et pour cause. Le prochain sera celui d’un personnage doux aimable conciliant, sobre de mots, élégant, toujours d’humeur égale, cherchant à apaiser, s’ingéniant à plaire au mieux, vantant les qualités de chacun, évitant de critiquer injustement, n’attaquant jamais, modérant ses observations. Bref, l’ami de tout repos sur qui chaque honnête homme peut s’appuyer pour la défense de ses justes intérêts. Pas de polémique, des conseils. Pas d’invectives, des souhaits. Et tant de douceur… Tu vois que la prison sert à quelque chose. Le caractère perd toute son aigreur aigre. Il redevient bon. Nous serons à nouveau comme de petits enfants, ou comme de majestueux vieillards. La sérénité limpide des dieux.

Je crois que la pire des erreurs humaines est la folle passion, l’impétueuse violence de la domination politique. Les hommes cherchent à asseoir leur puissance par la force physique. Pour ce, ils sont obligés de s’armer, de menacer, d’injurier, de réduire à merci, de terroriser. Au bout de quoi, ils s’effondrent parce qu’ils n’ont rien appris de l’expérience des ancêtres. Il n’y a qu’un seul pouvoir : la compétence, l’expérience qui induit à la volonté de l’esprit. Hors cela, tout est vanité, tyrannie.

21 heures.

Alors, il y a deux heures, je tenais des propos politiques !!! Et tu les écoutais !!! Pauvre chérie ! Quelle patience ! Depuis, j’ai mangé du riz au lard, bu trois cafés, fait deux « crapettes » (c’est un peu de vieillard gâteux, une sorte de patience à deux jeux de 52 cartes, bonne pour les enfants de 8 ans. C’est notre âge, dès 6 heures du soir). Me voici à nouveau devant mon papier et entre mes bibles. Et on travaille. Exégèse ! Compilation ! Analyse ! Comparaison ! Parallèle ! Sais-tu bien quelles différences fondamentales il y a entre la Synodale, la version Segond ou l’Osterwald ? Des abîmes les séparent. C’est à dire des nuances. C’est tout comme. Nous ne sommes bien séparés de la vie du dehors que par quelques mètres de muraille. Et pourtant, quel fossé creusé entre nous et bien des gens. Fossé difficile à combler pour des esprits niais. Jamais nous ne serrerons plus la main de ces gens-là, hurlent les imbéciles contre nous. Tant mieux, moins de savon à dépenser.

Voilà que je redeviens méchant. Tout doux, poète. Point de hargne contre la nuit.

Il est l’heure du sommeil pour toi et du silence pour moi. Je crois non point rêver, mais m’astreindre à ne point rêver. Penser fixement à de merveilleuses images. Elles se déroulent comme des poèmes au sommet d’une colline fleurie, contre un ciel tourmenté. Elles apportent la joie et l’espérance, la paix et l’amour neuf. Elles sont si pures qu’on n’ose les contempler avec ses pauvres yeux plein de vieilles larmes aigres. Il faut être si sûr de soi pour savoir qu’elles sont plus réelles encore que nous-mêmes. Nos images sont nos désirs, et nos souhaits, et surtout les bénédictions qui nous effleurent sans que nous sachions nous-même qu’elles sont là. Qui saura combien d’anges peuplent ma cellule et ta chambre. Je te vois toujours entourée de lumières et bercée par tous les saints d’un Paradis bon enfant. Tu t’y prêtes parce que tu es si petite fille, mon moineau, qu’on peut te raconter tous les contes de fées, toutes les histoires de Noël.

Bonsoir. Dors dans mon bras. Raconte-moi à l’oreille tout ce que tu as vu. Demain j’aurai peut-être les fougères ou bruyères. Si tes fleurs me manquent, tes pensées ne me manquent point. On les sent présentes, si douces. Pas d’impatience. Il faut que la vie s’ouvre tout doucement à souhait. À demain, chérie.

Lundi.

Tout va très bien. À un point que tu ne peux imaginer. Il y a des miracles. Celui par exemple de transformer un avenir sombre en un destin brillant de lumière, celui d’oublier le passé au point qu’il disparaisse, celui de trouver le présent libre de tous maux. La vie est un immense miracle, une merveille prodigieuse, et Jeannette est l’ange de la vie radieuse. Pourquoi si gai ce soir ? Parce que. Motus. Parce que. J’ai de très grands espoirs.

Pour l’instant j’ai tes fougères arrivées ce matin dans le colis avec tous les petits paquets (non, pas les fougères, mais les bruyères) et j’ai fourré mon nez dedans. En fermant les yeux j’ai vu la lande et les sous-bois, les lapins au derrière brillant, le crépuscule sur la forêt, des visions de Fontainebleau ou d’un mont de Savoie, des froufrous dans les feuilles séchées, les humus noirs où les taupes creusent leurs tunnels secrets, des cris de hiboux au crépuscule.

Bien sûr que je suis avec toi dans toutes tes galopades avec le Frédéric. Il n’y en a pas une que je n’aie vue, suivie, encouragée. Je vous ai devancés partout et je t’ai embrassée à tous les détours de chemin. Il y a beaucoup de détours.

Pourquoi aime-t-on telle ou telle ? Et non point une autre ? Pour ses qualités ? Par attraction terrestre ? Par affinité ? Par réflexion ? Par habitude ? Par raison ? Pour faire une fin ? Pour commencer enfin la vraie construction de sa vie ? Pour ses cheveux blonds ? Pour ses yeux gris ? Parce qu’elle est gentille ? Parce qu’elle est toujours toute dévouée ? Par besoin d’aimer ? Parce qu’on a senti remuer en soi quelque chose de vivant ? Parce que. Voilà. Parce que.

Est-ce que tu m’aimes davantage à la campagne ? Pourquoi m’écris-tu si souvent ? Cela te fait plaisir de m’écrire ?

Si je sors bientôt, tu prends le train, l’avion, le bateau avec moi ? Sans conditions ?

J’ai de quoi te rendre très heureuse pendant des années. Je le sais bien. Tu les auras tes heures de bonheur. Moi aussi. Et la récompense sera au bout de l’épreuve.

Depuis trois ans je te fais toujours espérer une solution lointaine ou proche. Il arrivera bien le jour où tous les tracas seront terminés, ou nous pourrons à nouveau envisager la vie libre dans un pays aimé. Je me sens très disposé à travailler à nouveau en toute tranquillité, dans un cadre riant, avec des gens aimables, pour un métier intéressant, profitable, avec d’immenses possibilités, et surtout avec le sentiment que notre travail réussit, que nous sommes dans la bonne voie, que nous sommes utiles et construisons quelque chose de solide.

Ce serait une erreur de ne voir dans la vie de ne voir dans la vie que le pire. Ce n’est parce que nous vivons dans une effroyable situation d’égoïsme et de luttes que tous ces maux ne peuvent être vaincus un jour. Il est vraisemblable de penser que dans peu d’années (10 ans au plus) l’humanité connaîtra la plus belle période de prospérité qu’elle ait jamais connue. Un âge d’or [1]. Tout le fait prévoir. Mais il faut auparavant que les fausses idéologies s’effondrent et que les équipes de politiciens soient mises à l’écart. Nous ne souffrons que des expériences des intellectuels de « gôche » et des imbécillités de la vieille bourgeoisie conservatrice et cléricale. La solution n’est ni dans le renforcement de la dictature de l’argent ni dans la police populaire. Un ordre naîtra qui ne tiendra compte d’aucune tendance de parti, ni d’aucun intérêt personnel.

Voila mamzelle pourquoi votre fils grandit. Profite grandement de ton séjour. Roule-toi  dans l’herbe jusqu’au sous le museau des ruminants. Laisse le Frédéric piétiner toutes les fourmis, chevaucher tous les moutons, s’attirer l’amitié de tous les caniches. Et reviens-nous gonflée de sève, souriante de tout le soleil de la Creuse, brûlée par l’amour des bois. Je te prendrai comme un lutin du vieux pays gaulois, comme une déesse druidique dès ton retour où tu ne sauras plus que béer des odes à tous les vents de la terre. La détente est merveilleuse de ne plus penser à tous les soucis de la ville, à son mécanisme d’esclave. Je te donnerai bientôt de quoi développer tes ambitions maternelles et autres.

Au revoir chérie. Bonne nuit. À dans quinze jours, dans notre cage à poules. Nous nous crierons des gentillesses et des mots secrets. On parle si fort dans ces parloirs que tout ce qu’on en dit, au fond, n’est qu’à voix basse. Mais bien sûr, naturellement oui, je t’aime. Tu le sais bien. Mille fois. Cent mille fois.

J.

[1] Annonce prémonitoire des « trente glorieuses ».(note de FGR)