JM à JR (Fresnes 47/09/07)

 

Dimanche 7 septembre 1947

Ma petite fille chérie,

Tu étais bien jolie, et brunie, et toute fière, dans la cage à moineaux. Pleine de campagne, et de bonheur, et de chants du ciel, et toute neuve, avec des yeux où l’on lisait clair, et un sourire à brûler le cœur. J’étais très fier de te voir si gracieuse, très heureux de te sentir si aimante et sincère, très farouchement heureux de voir sous ma tendresse une moisson pleine de toutes les grâces à chérir, de toutes les pensées pures à adorer dévotement.

Et ton petit corsage bleu clair était charmant. Et ton turban exquis. Tout était parfait.

Je t’aime beaucoup. Je t’aime de mieux en mieux. Je crois que je vais tellement t’aimer qu’il va falloir m’arrêter. Serait-ce obsédant un homme qui vous aime avec si peu de discrétion ? Nous allons contrôler cette passion. Ah ! Mais…

C’est-à-dire que je pense beaucoup à toi. Beaucoup trop. Heureusement que j’ai ma Bible qui prend tout mon temps. C’est formidable le travail qu’on a !

J’écris ce soir à Flo[riot]. J’ai vu Demery hier. Lui ai confirmé mes intentions. Toutefois, il y a un fait nouveau. Veux-tu bien lire attentivement. C’est toi qui te chargeras de l’avertir : si l’affaire dort, ne pas la réveiller. Compris ? Donc attendre. Si au contraire danger d’être sur le dessus de la pile : immédiatement faire la démarche. Simple ? On m’affirme qu’elle dort. Vérifier. Discrètement. Tout cela de la plus haute importance. Tu es la plus habile de toutes les petites femmes. Je lui écris ce soir nouvelles indications. Vu ?

Tu es la plus aimée de toutes les petites filles. Tu es l’unique. Tu es la seule que j’ai trouvée en qui je sente la sécurité. Tu es celle sur qui je bâtirai. Tu es celle que j’emmènerai au bout du monde, au bout de la vie. Tu es mon jardin, mon ruisseau. J’allais dire ma source, mais ce ne serait pas vrai. On t’expliquera, mamzelle. Tu es, madame, celle que j’ai prise par la main, sans conditions.

Sais-tu que je suis farouchement fidèle.

Il ne faut pas que je promette trop de choses pour te laisser un peu en éveil. Tu m’endormirais dans la quiétude sans plus me regarder… Mais non, je ne suis pas taquin → Tu peux dormir tranquille. Tant que tu veux. On ne commettra pas d’attentat contre ton bonheur. Donne-moi simplement tous tes yeux, et toute ta joie, et toute ta peine, et tout ton horizon. Laisse-moi t’aider à vivre à un souffle léger, musical. Laisse-moi chanter en sourdine, tempe contre front. Laisse-moi vivre en silence contre tes cheveux.

Souris. Il faut que tu sois si contente, si libérée dans ta plénitude, que tout le ciel en croule de joie. Ne dis rien de tous ces secrets. Ils ne sont qu’à nous.

Je crois bien que je pense à toi avec une certitude absolue. Ce n’est pas de la suggestion, c’est de l’intelligence et un fait.

Je crois que jeudi dernier tu m’as regardé avec sympathie, avec intérêt. Il me semble même que tu as découvert quelque chose de neuf. Impression. Pas vanité. Impression. Me suis-je trompé ? Non ? Oui ?

Moi, j’ai certainement vu beaucoup plus clair encore. C’était parfait. Tout est très bien. Nous pouvons envisager l’avenir comme le présent. Avec confiance.

Et j’ai beaucoup aimé que tu m’aies parlé de travail. C’est si rare. Je ne vis que pour cela. L’activité, l’œuvre, l’acte, la forme de l’esprit (même sans formes).

Et j’ai beaucoup aimé que tu me parles de tout. Et de rien. Et que tu me montres tes yeux tout grands. La photo de Frédéric est charmante (pas celle du doigt, l’autre). Il est sur mon mur comme le roi de tout.

Dors vite. Dors bien. Dors sans rêver. C’est-à-dire réveille-toi dans la douceur intime de l’amour, dans la paix sereine. Nuit sans lune. Ombre douce. Sous ma lampe je pense que tu es très heureuse. Il faut savoir que je suis très près de toi, si près à ne plus être qu’un. Si certaine d’être aimée. Encore plus. Toujours davantage. Et si simplement. À mains ouvertes. À cœur ouvert. À yeux très larges. Mets ta tête sur mon épaule. Pour toujours. C’est très solide une épaule de roc comme celle-là. On y dort toute la vie. Bonsoir chérie.

Lundi 9 h.

Tout à l’heure, en défaisant tous les menus paquets du colis je pensais combien cela représentait depuis trois ans de dévouement, de sacrifice, d’efforts, d’attentions, d’amour, de tout ce qu’un cœur de femme peut enfanter dans le bien. Tu es un trésor, et je ne veux point que tu te prives pour moi, mais tu as fait plus que ton devoir en m’assurant pendant cette longue détention d’une présence si constante, si réelle, en apportant ce qu’il faut pour que la vie, la réelle, continue quotidiennement, en t’ingéniant à trouver toutes les solutions utiles, en défendant, corps et âme, ton bien, notre bien. Tu es ma jeunesse, plus encore, mon amie, plus encore, ma compagne, plus encore, l’épouse qui sait, et qui lutte, et qui gagnera, et qui a déjà tout gagné. Je t’embrasse pour tout ce que tu es. Je te remercie pour tout ce que tu fais. Je te chéris pour tout ce que je reçois. Et puissé-je agrandir tout mon cœur si large, jusqu’à l’infini, pour mieux te comprendre et t’aimer. Tu n’imagines pas à quel point je suis touché.

Toute cette lumière m’est apparue plus brillante encore ce matin. On te sent vivre comme une flamme. On pense à toi, et c’est le bruit d’une source toujours présente qui est là, vivante, et qui rafraîchit la terre. Tu es mon ange. Je te défendrai contre tout jusqu’à la plénitude de notre union, de notre camaraderie maritale, tout le long du sentier étroit qu’il faut prendre pour aller jusqu’à la Promesse ultime. Tu m’as grandi dans l’Amour. Sais-tu bien que je n’ai jamais écrit ces mots là à personne, que je n’ai jamais pensé à personne avec ces mots là, que je n’ai jamais regardé personne avec ces yeux là… des yeux fermés… des antennes de vie. Sais-tu qu’il s’est ouvert en moi non plus un désir, mais un don, un abandon, un sourire de confiance, un soulagement dans l’accord, une note juste, tonique, si haute, si pure, qu’elle fait trembler le ciel. Est-ce que tu comprends que j’entre entre ton amour comme dans un paradis, que j’entre dans ta pensée comme dans une chambre familière où la lumière a mis en relief tous les bijoux, tous les bibelots, tous les tableaux de prix, toutes les étoffes précieuses, tout le luxe de la volupté spirituelle. Ces qualités brillantes ou discrètes qui se sont formulées en poses hiératiques, elle vont et viennent, dorment et vivent, gisent et chantent, au point que le palais de nos désirs les plus hauts sont satisfaits habilement par ces fées passionnées. Nous vivons dans nos chaumières, dans nos épreuves comme dans nos réjouissances, tels des princes qui sont obéissants à leur père, un si majestueux seigneur qui les a fait dignes d’accomplir tout le bien qu’ils portent en eux.

Depuis une heure je n’arrive point à finir ma lettre au milieu des conversations. Il est entré ici plusieurs ministres qui sont venus cogiter et annoncer l’avenir, déplorer, remâcher le passé, supputer le lendemain. Mais tes fleurs, depuis ce matin, ont repris tout leur éclat. Nourries d’eau vive, elles ont hurlé leur splendeur douce. Je t’embrasse pour elles et pour toi.

Veux-tu veiller à mettre dans le prochain colis des allumettes et si possible du méta dont je me sers conjointement avec l’électricité. De temps en temps une boîte me sera utile. Il parait qu’il est rare. Ne te tourmente pas si tu n’en trouves point.

Merci pour le papier. Merci pour tout.

Veux-tu aussi demander à ma mère si elle n’a pas reçu pour moi le livre de Maurice Bardèche, Lettre à François Mauriac ? Si oui, dépose-le au greffe. Ou bien qu’elle l’apporte le mardi là où elle va.

C’est l’heure de la soupe. Je terminerai tout à l’heure quand nous serons seuls.

20 heures.

Tes fleurs sont maintenant complètement épanouies. À l’image de mon cœur détendu qui a trouvé sa plénitude à considérer comme tu étais bonne et simple. J’aime ta simplicité comme une fleur. Nous avons discuté tout à l’heure, mes camarades et moi, pour savoir si c’étaient des dahlias ???

Nous allons maintenant réaliser beaucoup de choses. D’abord la liberté. J’ai eu tout à l’heure des précisions supplémentaires. Suis bien les indications que je te donne. Mets-toi en rapport avec D. et n’éveille pas l’attention. Ce qui est dans un coin n’a pas à être dérangé. Quand il le faudra, intervenez. Mais prudence extrême. Et motus. Voilà pour ce soir tout ce que j’ai à te dire. Répétons encore tout ce qu’il faut que tu saches : tout est bien. Pas de nuages. De la patience. Du bonheur à attendre. Du bonheur à savoir que tout est déjà arrangé dans le meilleur des mondes. Du bonheur à être certaine qu’on t’aime, au-delà de toute espérance. Du bonheur à être si calme que la vie paraisse limpide comme un ciel tendre, du bonheur à espérer, du bonheur à comprendre. Je ne te manquerai plus jamais. Nous sommes toujours présents l’un pour l’autre. Tu es toute entière bénie. Et le Frédéric est le plus bel enfant de la terre et des cieux.

J.