JM à JR (Fresnes 47/10/05)

 

Dimanche 5 octobre 1947

Ma Jeannette chérie,

J’ai bien reçu ta bonne lettre écrite en réponse de celle que tu veux bien trouver gentille. >Et depuis j’ai pensé encore davantage combien il fallait travailler, espérer, ne pas douter, affirmer pour que tout se passe au mieux et que les nuages se dissipent. Je crois que tu es très modérée quand tu me dis rien jusqu’au 14 octobre. Je crois qu’il faut dire novembre et même décembre. J’ai très bonne impression. Plus encore. De toutes façons, l’atmosphère n’est plus la même et j’ai bougrement raison de travailler à reculer la chose. Nous allons encore agir dans le même sens.

Je t’expliquerai, quand je serai sorti, beaucoup de choses. Tu verras comme le réveillon sera gentil. Peut-être pas très calme, mais intime et tendre. Et nous trouverons beaucoup de choses à se rappeler devant le feu doux, Pendant que Frédéric pensera à ses jouets du lendemain, pour lesquels je lui aurai raconté les plus merveilleuses histoires de Père Noël. Il faut qu’il sache que la vie est remplie de bénédictions, pleine de joies, bourrée de cadeaux qu’on doit tendre les mains toujours pour donner et recevoir et que les vieillards à barbe blanche sont les meilleurs hommes du monde.

Je voudrais que chacune de mes lettres soit pour toi un message d’amitié, d’affection, de tendresse haute, que tu sois toujours plus heureuse, plus légère et plus délivrée de soucis et de désirs après leur lecture. Que tu ne rêve point sur un oreiller vide, mais que tu te sentes tout à coup transportée du désir d’agir et de penser dans le calme de la plénitude. Il faut pour cela sentir profondément à chaque minute la présence de la patience, de la vie pleine de dons, de la toute bonté. Il n’y a pas un instant où nous soyons seuls, livrés au désespoir de notre égoïsme. Bien au contraire, tout nous entoure d’une affection si sûre. Ainsi, moi ce soir : tes fleurs sont encore toutes vivantes depuis lundi, tes photos depuis trois ans veillent sur toutes mes pages blanches et regardent par-dessus la main tous les mots qui s’inscrivent comme des serments ou des promesses, ou des poèmes du cœur brûlant d’un flot de vie heureuse.

En face je regarde la place d’un village où boivent des vaches et où Frédéric s’inscrit comme une tache blanche sous le poids de deux maisons tranquilles.

Si je découvre l’image du dessous, c’est une fille à la figure sage qui tient ses cheveux contre le vent pendant que monte le bruit de la rivière.

Plus loin j’ai un petit pêcheur qui rit sous le soleil, une maman brune qui rit dans l’herbe où j’entends les grillons, où les sauterelles courent en découpant des lianes.

Sur mon mur une carte du monde d’où les Amériques m’appellent comme des mamans terres promises qui offrent leurs cœurs vierges aux pionniers fatigués de l’Europe trop dense. Jusqu’au salpêtre du mur qui chante sa chanson souffreteuse en s’excusant de ne pouvoir m’attendrir davantage. Mais on a tant pitié de la laideur qu’on la décore du nom d’humidité. Voici que toutes choses concourent à l’harmonie de tout. La tête se repose sous la lumière blonde, encore maternelle celle-là. J’ai, depuis l’enfance, la même impression merveilleuse, en face de chaque petite lampe électrique, de la présence d’une fée câline, qui est l’âme du lieu béni. En Savoie, quand j’avais cinq ans (c’était hier) nous employions des lampes à filament de charbon. Les interrupteurs claquaient avec un bruissement sonore. La lampe de cuivre vibrait comme une touche de musique. Le filament était rouge feu et tremblait. Ma petite lampe de bureau sur le vieux meuble Louis XV que j’ai laissé dans une faillite à Alger (encore une) éclairait mes premiers vers (à dix-sept ans). J’ai connu toutes les soirées douces de l’écriture sous les lampes amies. Jusqu’à la puissance cent bougies que j’avais enfermée dans un zinc peint en vert aux impressions de roses, sur une tige de vieille lampe à huile et qui éclairait rue Geoffroy Saint-Hilaire le cuir que m’a volé un capitaine FFI. Même celui-là est ami (le cuir). N’est-il pas là où il fraternise sur quelque bureau maltraité par les canifs, ou bien ciré par une moutonne, le brûlant reproche au voleur dont l’âme petite doit courir les méandres d’une cellule d’angoisse plus petite que la mienne. Je suis si libre ce soir où les mots prononcés vers Paris par celui qui prétend l’avoir délivré doivent ressembler étrangement à ceux que nous dictions aux foules ardentes qui redoutaient les excès des enragés d’alors. Je suis si libre qu’il faut bien te dire que j’espère tout, que je suis sûr de tout, que je regarde tout avec bonheur.

Bonsoir ma chérie. Tu es très gentille. Tu m’as écouté. Je suis bien plus gentil encore que tu crois. Je ne cesse de t’aimer avec tellement de calme, les yeux fermés comme on croit à la vie.

Lundi soir.

J’ai reçu ta grande lettre ce matin, celle d’hier !! Mais oui, et j’utilise illico les plumes. Tu vois que j’écris beaucoup plus fin. De sorte que je vais pouvoir te raconter tellement plus de choses. Mais voila, mon papier ne va plus être assez grand. J’ai bien reçu le colis ce matin. Toit est parfait. Veux-tu dire à ma mère 1°/ de m’envoyer lundi une paire de chaussures fortement ressemelées. Je rendrai celles que j’ai l’autre jeudi. Deux ans de Fresnes leur ont usé un peu la semelle. Il faut les faire réparer. J’en aurai besoin assez vite. Qu’elle n’oublie pas de les ferrer au talon et au bout. 2°/ Jusqu’à nouvel ordre ni pardessus ni autre vêtement d’hiver. 3°/ Je n’oublierai pas de mettre les bouteilles de vinaigrette. Qu’elle ne s’énerve pas pour tois flacons. 4°/ J’envisage les évènements avec plus de calme. Qu’elle ne s’émeuve pas des mes conseils pressants d’il y a quinze jours et qu’elle agisse à son gré.

Pour toi, tu peux te dépêcher de mettre tout au point car nous irons très vite et le travail m’empêchera de te dire toutes les choses aimables que je pense et que tu attends. Je vais débiter du papier au mètre. Nous n’aurons pas une minute pour nous embrasser, pour nous regarder, pour penser à nous, pour manger, pour dormir. Il faudra travailler jour et nuit, car nous allons aborder le moment le plus intense de notre vie. Finis les beaux jours de Fresnes, le farniente dans la cellule, les petits colis, et les parties de cartes, les poèmes et les fusillés, les condamnations et les gardiens. Nous rentrons dans l’activité vivante. Nous ressurgissons du tombeau où l’injustice a voulu nous précipiter et nous démontrons notre vigueur.

Tu vois que je suis tout gonflé de certitude. Es-tu contente de me voir aussi décidé ? (Je viens de tuer mon troisième moustique en cinq minutes. Je me demande par quel trou du rideau ils peuvent passer).

Dis à ma mère que le costume va très bien. Parfaitement bien.

Figure-toi qu’en pensant à ton bon ami G. qui me regardait avec des yeux attendris je me suis pris à rire et à hocher la tête. On les a prévenus pendant ces 2 ans ½ de ce qui allait se passer. Qui avait raison ?? Où en sont-ils ? Est-ce que quelquefois ce bon brave homme ne se demande pas comment tout cela va finir et qui va être obligé de s’en mêler. J’ai vu combien son associé était prudent. Il a bien fait de se garer à temps, les expériences dangereuses sont à éviter. Je crois que la réaction sera si dure qu’on se demande comment on pourra éviter les excès.

Il parait qu’il y avait du monde dimanche. Ce que c’est que d’attirer les gens par des vedettes et par une sorte de fête foraine. On nous a signalé de nombreux défilés de voitures, ainsi que d’importantes manifestations de groupes. Maintenant… il circule ici tant de bobards.

Que pense le Palais de la nouvelle du rétablissement du Komintern ? Est-ce que messieurs les avocats songent à protester en chœur contre le noyautage des jurys par les communistes ? Si maintenant la IIIème internationale est rétablie, ils ne peuvent plus arguer de leur qualité de Français. Ils sont d’abord citoyens soviétiques, partisans, nationaux soviétiques. Donc ils ne peuvent nous juger (il est vrai que…). Il faut que le barreau refuse de plaider devant ces jurés. Je pense que Flo. et d’autres vont agir. Bien qu’il soit déjà trop tard pour beaucoup.

J’ai maintenant la conviction que devant le danger, le monde entier est obligé de remonter la pente. Et nous sauverons ce pays de l’anarchie, et de la domination étrangère, car les soviets, une fois battus, nous serons obligés d’établir ici un régime d’autorité qui empêchera le retour de pareilles choses. Voici que, sans avoir été dans la mêlée du dehors, nous sommes encore les promoteurs du combat.

Ce sont des choses trop audacieuses pour une tête aussi blonde. Je ne veux penser à toi ce soir qu’en me disant : elle est toute jolie, elle est toute simple, toute joyeuse, si heureuse d’être dans l’amour infini, celui qui comble de joie l’humanité toute entière, car celui-là n’est pas égoïste, il est indivisible. Pour savoir aimer, il faut aimer tous les hommes à la fois. Et le cœur de Jeanne est assez grand pour contenir Dieu tout entier.

Puisque Frédéric connait toutes ses lettres, apprends-lui immédiatement cette phrase qu’il lui faut retenir toute sa vie : « la vie est belle, elle est parfaite, elle est immense, elle est infinie, elle est éternelle ; elle est toute entière consacrée à l’amour de tout. »

Je t’embrasse en travaillant. Je travaille en t’embrassant. En travaillant à t’aimer si naturellement et tellement mieux qu’au lieu d’un gros torrent, nous allons être un grand fleuve, plein d’un élan illimité. Et voici que notre Jeannette est baignée de fraicheur, inondée de soleil, parfumée d’ondes divines. De quoi être bénie toute une semaine.

Je t’embrasse mille et une fois. Ceci pour que la semaine s’accroche à la prochaine sans interruption de baisers.

J.