Jeudi 11 décembre 1947
Ma chérie,
Alors, on n’écrit plus du tout ? On ne sait plus quoi dire ? On n’a pas d’histoires à raconter ? On ne peut même plus glisser quelques nouvelles sous des baisers ? Quelques baisers sous des nouvelles ? On ne veut plus raconter tout au long tout ce que l’on fait, tout ce que l’on pense, tout ce que l’on rêve, tout ce que l’on veut ? On a peur ? On éprouve de la lassitude ? On trouve le temps trop long ? On sèche d’impatience ? Ou bien, on a des distractions ? On a trouvé de quoi occuper ses soirées ?
Comprends pas ? Demande explications.
Ici tout va, puisque le moral va. Il y a des heures où l’on s’anime. On se morfond un peu, et puis on reprend non seulement espoir, mais courage et certitude. Les évènements vont vite. Nous arrivons peu à peu au bout. Il faudra bien que la situation évolue dans le sens prévu. Déjà nous en voyons tous les prémices.
Que dit l’aviation ? Tu ne m’en as parlé qu’incidemment. Que dit le Palais ? Et tes amis ? J’espère enfin te voir jeudi prochain. Ce n’est pas trop tôt. Il a fallu piétiner. Bon Dieu ! On fait queue à ce parloir. Ou plutôt systématiquement on s’impose. Patience. Je réglerai tout cela de belle façon très bientôt. Il me semble que moi aussi j’ai voix au chapitre et que je peux esquisser le désir de voir qui il me plait. Or, c’est fort bien de se soumettre à toutes les obligations de famille, mais enfin, me permettra-t-on d’oser souhaiter préférer telle personne à telle autre, et demander respectueusement qu’on daigne me libérer un jeudi pour m’offrir un plaisir de prisonnier qui me semble quelque peu légitime. Je ne veux pas faire d’esclandre, mais on a un peu abusé de la situation ces derniers temps, et je pense qu’on aura lieu de s’en repentir. J’ai horreur d’être manipulé. Voilà.
Sur ce, on t’embrasse sur le front, sur les yeux, sur les cheveux, sur le bout des doigts. Et le Frédéric, on le couvre de baisers, et on lui souffle dans le cou. Qu’est-ce qu’il aura pour son Noël ? Dis-moi tout ce que tu lui donnes, en détail.
Qu’est-ce que tu veux pour ton Noël ? Je crois que mes promesses auront peut-être un peu de retard. Mais tout arrivera bien. Ne nous décourageons pas. Il faudra que le Père Noël s’arrange avec le Bon Dieu pour trouver une date très convenable.
J’avais envie d’écrire des contes de prison, ou de Noël, ou pour les petites filles qui oublient d’écrire. Un très joli conte. Où la fille est punie sa négligence d’une façon effroyable. Il lui pousse des ongles rouges. Ses yeux deviennent vert cru. Sa langue se transforme en grenouille, et les cheveux lui poussent tout droit comme du blé. On lui met un écriteau sur le front. Elle se promène ainsi devant toute la population indignée, et elle devra se contenter de biscuits de mer salé pendant quinze jours, avec un peu de morue.
Sais-tu bien que c’est le traitement que je te réserve si tu es méchante.
Par contre, pour celles qui disent tout ce qui leur passe par le cœur on cherchera des récompenses étonnantes : du biscuit sucré, des robes de toutes les couleurs, des poupées avec des yeux qui se ferment, des chats au long poil, des perroquets des Îles, blancs avec une huppe jaune, verts avec un toupet bleu, rouges et violets au ventre jaune (des perroquets qui parlent longuement, avec de grandes phrases, en vers, qui récitent le Bateau Ivre ou les Pauvres Gens).
A moins que tu préfères un Père Noël avec une barbe en coton, et un grand sac à surprises.
J’ai aussi des châteaux sur la Loire, des autos dernier confort avec transformation auto, avion, fusée pour voyage dans la lune, des étoiles très habitables, sans voisins immédiats pour éviter risques de guerre ou autres, des paradis naturels avec oasis, jardin, arbres à pommes, serpents, ève et Adam, père éternel, archanges à l’épée flamboyante.
On peut aussi trouver rez-de-chaussée paisible, quartier jardin du Roi, avec tapis, tableaux, livres et lampes à abat-jour, bibelots chinois et pendules silencieuses. Au choix.
Mais il faut écrire.
Comme nous ne sommes que le 11, je te pardonne. Si tu n’as pas envoyé de nouvelles avant le 24, je ferai les gros yeux. Avec des sourcils énormes.
Bonsoir Mademoiselle ? On t’embrasse. On ne te dit rien. On te laisse tout deviner. Le monsieur du dimanche ou du mardi te remettra un paquet. A classer avec le tout. Tu y trouveras trois poèmes. A intercaler dans les B. à ton choix. Probablement dans les chansons. Chercher dans un paquet précédent (Flo.) une grande feuille blanche avec « ballade d’icelui parti ». A mettre tout à fait à la fin, avec une page de garde spéciale. Reprendre chez Flo. l’exemplaire pour faire corrections. Me parler longuement de tout ce que tu penses de tout ce que tu tapes. Me donner avis. Me dire réflexions, suggestions, impressions. Je ne sais rien. Est-ce que cela te plait ? Oui ? Non ? Peut-être ? Est-ce que c’est intéressant ?
J’aime beaucoup Anouilh. Son théâtre est le meilleur du moment. Voilà qui dépasse tous les crabes, vermisseaux et porcelets qui sévissent dans le bourbier. Tu ne m’as pas raconté la pièce. Comme il faut te tirer les choses de la bouche. Heureusement que tes yeux parlent pour toi. G. G. B.
J.