JM à JR (Fresnes 48/05/10)

 

Lundi 10 mai 1948

Ma chérie,

Je viens à peine de déjeuner après avoir déballé le colis et illico je bondi sur le papier. Pas une feuille hier soir pour commencer ma lettre. J’avais des choses si belles à dire. D’autant que je suis seul de nous deux à parler sans arrêt. Pas le moindre signe de vie cette semaine ! Mais je sais que tu penses tellement de choses gentilles pour moi que tu n’as pas le temps de les écrire. Et moi, de mon côté, je ne cesse de penser à cette petite fille qui se croit si popotte et qui est si fée. Et au blondin dont on me décrit les charmes. Il parait qu’il enthousiasme tout le monde. C’est Demeury qui m’en a parlé encore avec admiration. Tu vois que quand je fais des cadeaux ils sont réussis. Et tu verras plus tard, se développant dans le meilleur sens comme il sera gentil. Prévenant, doux pour sa mère, courageux, travailleur. J’ai mis toutes les qualités dans son berceau. Et d’une intelligence ! Et d’une simplicité ! Car il faut être très simple quand on a beaucoup de dons, sinon, la vanité, l’insolence… Mais pas du tout. Le Frédéric est le meilleur des garçons, le chef d’œuvre de la création, la joie de vivre manifestée à l’infini. C’est aussi qu’il a une mère adorable, la plus charmante des compagnes, la plus fidèle des épouses, la plus jolie des filles de tout un continent et la plus aimée. J’ai pour toi un fleuve de tendresse. Tu veux bien de mon eau fraîche ? De mes reflets de soleil ? De tous mes bateaux, de tous mes poissons chantants ?

Je n’ai jamais rencontré femme plus dévouée que toi. Et si patiente. Et si habile. Et si bonne. Et si câline. Tu sais que je vois tout à travers les murs. Je devine comme un aveugle sent le soleil sur sa peau. Ils voient beaucoup plus clair que nous, ceux qui ne vivent que pour la musique intérieure. J’ai mis mon oreille contre le mur et j’entends d’ici le battement précipité de ton cœur d’enfant qui rêve à des paradis entrevus. Le paradis c’est toi et moi, la main dans la main. Ne t’inquiète de rien.

Pas de nouvelles de l’affaire. J’ai écrit à Flo pour demander qu’on m’entende à l’instruction. Je ne sais si le juge voudra. De trois côtés on affirme que les cours sont supprimées dès les vacances. Mais… Moi, je ne me refuse à aucune enquête. On peut bien éplucher, soupeser, juger tant qu’on veut. La réalité n’est pas dans les faits humains mais dans les motifs qui inspirent les actes. Or, peu à peu, la vérité se fait jour. Il faut qu’elle gagne. La pente est dure à remonter, mais il faut aller jusqu’au bout et vaincre. Au parloir, jeudi, je te dirai beaucoup de choses. Viens de bonne heure. Qu’on ait le temps de se dire tout.

Tu peux mettre à nouveau de temps à autre un pain Hovis dans le colis. Pense-y pour un de ces mardis. Grâce à toi je suis toujours florissant et gras. Nous jouons au Bouddha. Ce que c’est que la béatitude divine. Tu me raconteras la journée de jeudi avec ma mère. Elle me semble mieux physiquement. Nous parlerons d’elle avec précision. Je te dirai mon avis. Je ne veux pas que tu sois troublée sur des questions qui peuvent te paraître encore douteuses.

Excuse-moi d’insister pour E de R. J’en ai vraiment besoin. Alors que les autres choses piétinent, celle-là est demandée. Vois donc si tu peux distraire un peu de ton temps. Ce ne sera pas perdu. Je vais d’autre part donner l’ordre à ma mère de récupérer toutes les autres choses pour que toi seule en ai la possession. Car, de l’autre côté, on n’a pas abouti et il ne convient pas de les laisser là. As-tu été chercher B d’O chez Flo ? Bonne occasion pour bavarder avec lui, de tout un peu.

A ce soir. Je suis très content de t’avoir écrit ces pattes de mouches sous le soleil de midi qui lave ma table d’un pinceau blond. Les oiseaux chantent. Et moi aussi.

19h15.

Enfin, j’ai reçu ta lettre. Elle est fort gentille et contient des tas de choses intéressantes. Discussions sur la peinture et surtout renseignements sur les prix qui montent. Très important.

Tout d’abord sérions les questions. Pour E de R abandonner d’urgence Gabr. Ce n’est pas du tout si long que tu crois. A un chapitre par jour, il y en a pour 20 jours. Et c’est le délai qui m’est utile. Tu verras que tu seras toute surprise quand tu seras arrivée au bout très vite. Note qu’il faut expurger tout ce qui concerne le 2ème bouquin intercalé, c’est-à-dire les douze simili-poèmes sérieux qui y sont inclus. E de R seulement, c’est-à-dire le pamphlet. Il doit y avoir une vingtaine de textes. Surtout respecte la ponctuation hachée. Donc voilà. Je t’en parlerai encore jeudi. Indispensable pour ma défense.

Merci à l’ami Ampère. Dis-lui combien il est gentil et comme je lui souhaite de réussir. Il se peut que tout cela soit utile un jour. Moi aussi j’ai des projets.

Pour la peinture moderne, voilà mon avis : comme de juste je préfère les anciens et surtout les primitifs. Il n’y a rien qui dépasse Michel Ange, Fra Angelico, Rembrandt et la Piéta d’Avignon, et Jean Clouet et Vinci et le Caravage et Botticelli… Et aussi Le Sueur et Poussin, et aussi Goya et Manet. Depuis cinquante ans on a voulu friser tous les poncifs, car ces écoles fameuses s’étaient installées et on peignait « pompier ». Dans la fureur de faire nouveau on a eut toutes les audaces. Cela ne veut pas dire que cela soit bon. Bien au contraire. N’importe quel barbouilleur a trouvé plus commode d’exploiter le snobisme de bourgeois en leur flaquant sous le nez des rébus tout comme les poètes surréalistes parlent en bégayant ou en se complaisant dans un hermétisme érotique. La beauté a été consacrée par ceux-là dès que l’expression de leur pinceau, de leur plume, a revêtu la forme vulgaire de l’incompréhensible. De sorte que les gens simples se trouvent devant des manifestations saugrenues de petits voyous des cafés littéraires qui prétendent tout révolutionner en imposant à la foule naïve les déjections de leur esprit. Il ne faut pas généraliser pour cela. Des peintre comme Picasso, Matisse, sont de très grands peintres quand ils ne cèdent pas au snobisme contemporain. Ils savent admirablement dessiner et employer la couleur et sont capables d’égaler les classiques. Mais l’époque les engage vers une continuelle et dangereuse folie de sorte que leur talent se dilue, se cérébralise. Combien vaudrait-il mieux atteindre la perfection absolue de l’expression juste, en éliminant tout malaise mental. L’artiste ne doit jamais être troublé par un quelconque mal du siècle, mais purifier sa facture et sa conception. Les grands artistes tendent tous à la clarté, la simplicité, la précision de la forme, l’idée de plus en plus élevée dans le choix du sujet. Il ne faut pas s’écarter de la foule par l’incohérence mais par la qualité. Plus l’époque est troublée, plus le créateur doit tendre à être stable. On a quelquefois moins de succès immédiat mais le retentissement profond de l’œuvre vient plus tard (voir Arno Brecker[1], le sculpteur moderne qui rejoint réellement Phidias ; voir certains architectes allemands, en littérature Montherlant…). Les primitifs italiens n’étaient pas des photographes. Quelles expressions lumineuses de la réalité intime. Quelle construction fantastique de lignes et de couleurs. Quel style dans les personnages ! Est-ce que Dürer est un peintre « abstrait » ? Tout cet amas surréaliste me semble l’œuvre de malades, d’ivrognes, de primaires, de prétentieux, d’incapables et de violents. Je les connais depuis vingt ans. J’ai vécu à fond dans ce milieu. Rien de tout cela ne durera et il n’y en a pas un qui soit sérieux. On ne voit que Cocteau, Picasso et quelques autres très rares qui surnageront et apparaîtront comme des phénomènes bizarres, des « champignons artistiques » sur la grande construction esthétique humaine. Car il faut revenir au temple grec, à l’égyptien, à la cathédrale, au rythme, à la proportion, à l’ordre (qui n’est jamais ni poncif ni vulgaire. Toute abstraction est désordre, l’art est concrétisation).

Voilà. As-tu eu ta leçon de critique. Continue à aller au Louvre. C’est très bien. Vois surtout la salle du XVème siècle, les primitifs français et suis ton goût le meilleur. Pour éliminer le mauvais regarde si le peintre a été séduit par la facilité et surtout la nécessité de plaire à un public de plus en plus médiocre. Les grands siècles ont été animés par les grands rois. L’art moderne est républicain, chaotique, c’est pourquoi quelques individualités ont de la valeur, mais, dans l’ensemble, toutes leurs manifestations sont très pauvres. La foule ne produit jamais rien d’elle-même. En art aussi il faut des chefs, et les chefs d’œuvres n’ont pas été produits sans combat.

Voila qu’il me reste peu de place pour t’embrasser comme il convient. Vois-tu la vie qui nous attend. Regarde cette page de lettre : tout pour l’art, peu pour l’amour frivole car je ne veux plus mettre ici que des mots profondément sérieux, joyeux, des affirmations positives. Nous sommes trop grand garçon et grande fille pour nous complaire à des bêtises de jeunesse. Il nous faut de la barbe et du lorgnon, du pantalon plissé et de la blouse montante et des airs pincés. Devant le monde, bien entendu. Chez soi on se met à quatre pattes pour jouer avec Frédéric et on passe autour du cou de Jeannette des colliers de fleurs tahitiennes. C’est moi Tarzan. Et tu es la jeune fille aux grands cheveux qu’on sauve de la forêt vierge en franchissant des flammes et des buissons pleins de serpents. Tu fermes les yeux juste pour voir le soleil se coucher sur la plage. Nous mangeons du poisson grillé, enfilé sur des baguettes de bois précieux et cuit sur des cailloux rougis. Et puis nous allons sur l’eau sans craindre les requins, au son des guitares, avec des fleurs plein les oreilles. Bonne nuit ma chérie. A jeudi. On t’embrasse. Et surtout, on est heureux quand on pense à toi. Mes gros b.

J.

[1] Arno Breker est un sculpteur allemand est surtout connu pour ses œuvres publiques réalisées sous le Troisième Reich, où elles ont été promues par les autorités nazies comme l’antithèse de l’« art dégénéré ».