JM à JR (Fresnes 48/12/27)

 

Lundi 27 décembre 1948

Ma chérie,

La minute, où, pendant cette suspension d’audience, il m’a été permis de presser contre ma tempe ton front plein de tendresse, est une des plus pures de ma vie. Autour de moi partout la haine et l’angoisse, et les hurlements, et les accusateurs. Et en moi, un calme impénétrable qu’ils ne peuvent pas comprendre, car ils ne peuvent apprécier les mobiles exacts qui m’ont poussé. À les dire, j’aurai fait hurler un peu plus. L’aveuglement est si profond en ce qui concerne les problèmes du monde. Chacun ne voit que son drapeau et veut tuer ses adversaires (surtout en temps de guerre civile).

Comme tu étais tendre, et gentille, et courageuse ! Et j’ai compris que tu me suivais vraiment du cœur, sinon de l’esprit, car ces mauvaises passions partisanes ne sont pas ton tourment. J’ai compris énormément de choses pendant ces cinq jours. Vue du box de l’accusé, la salle est toute différente. Si tu savais comment ils ont menti ! Chaque témoignage était poussé, accusé, déformé. Tout était calculé pour faire basculer le traitre. J’ai résisté à peu près partout, sauf sur quelques points qui auraient mis en valeur leur système de mensonge. Mais on ne pare pas tous les coups. Fatigué, j’ai laissé passer deux ou trois pointes (mais j’aurais peut-être l’occasion de redire les choses un jour, car ce n’est pas fini).

Évidemment, j’en ai assez de la politique (on dit cela). Pour l’instant je m’occupe de rédiger des notes pour le recours en grâce, car le procès n’est pas jugé. Ce n’est pas dans le prétoire qu’on peut apprécier les faits avec sérénité. À l’encontre de ce qu’on pense, j’ai marqué un point énorme à l’audience. Car le procès Mamy est devenu le procès Grandmaison. C’était là le capital. Nous allons aller plus loin. Je compte bien vaincre. Car tout n’est pas dit. Les dessous de l’affaire sont immenses.

Ne cesse pas de demander à Leroy toutes les indications que je lui donne pour les démarches à faire. Je pense le voir cette semaine ou l’autre. D’ici là, j’aurai rédigé toutes les notes. Du reste, tu n’as pas à te mêler de cette affaire, mais tu peux être utile pour que Leroy ne perde pas de temps. Surtout, reste en dehors de toutes ces histoires.

Un jour, qui sera bienheureux, nous serons tous les deux, à nous regarder avec émotion, et à ne plus nous souvenir de ces cauchemars. Un jour béni, nous nous prendrons par la main et nous regarderons plus librement la vie. Un jour où tout sera apaisé, et où je n’aurai plus qu’à écarter devant toi les cailloux de la route. Un jour où les fleurs seront belles dans un pays tranquille. Ce sera très loin. Nous serons hors de la fournaise. Si les français veulent continuer indéfiniment à se battre entre eux, libre à leur acharnement. Pour moi, j’ai décidé de poursuivre des buts de paix. On se sent très seul (quoique très fort) contre la foule. Quelle haine ! J’en suis navré pour eux. Heureusement qu’elle ne m’impressionne aucunement.

J’ai vu Leroy hier qui m’a dit ton magnifique courage. Et aussi la sérénité de ma mère. Sa plaidoirie a été magnifique. D’un talent. D’un tact. D’un courage. D’une sobriété. On ne pouvait être meilleur et plus écouté.

Et maintenant, à nous deux. Sais-tu bien que je n’avais pas encore compris comme je t’aimais. Mais peut-être ne veux-tu plus que je t’aime autant ? Quoique j’ai bien vu que toutes ces émotions ne t’atteignaient pas. Ces luttes politiques ne déshonorent pas l’homme. Elle le grandissent. J’en sortirai beaucoup plus fort. Et je sais que tu as déjà compris que mes motifs étaient purs. Et puis, tes yeux étaient si heureux ! Tu avais l’air inondée de bonheur. Tellement sûre de ton amour. Et je crois que tu as compris le mien. Je n’ai que toi, sais-tu ? Je ne connais plus personne au monde (sauf les amitiés et affections secondaires), que toi par qui passe toute ma lumière, tout le bonheur que j’ai de donner, tout le haut de mon souffle, tout l’envol du meilleur. Accepte cette offrande, cet élan, comme un ciel nécessaire où il nous faut vivre d’un cœur égal, sans plus se soucier d’hier ni de demain.

Nous allons voir dans quelques jours les répercussions du procès. Mauvaises en apparence. Elles s’atténueront dans deux ou trois mois. L’atmosphère sera plus calme. Nous pourrons combattre avec plus de lucidité. Les évènements se précipiteront. On parlera de bien autre chose. Et ce ne sont pas les furieux qui décident. Donc, patience encore. Nous aurons essuyé les derniers gros coups. Car le jugement est si sévère pour mon coéquipier que je me dis qu’il n’est pas non plus pour moi celui de la sérénité. En juridiction politique, pour être impartial, il faut toujours renvoyer les adversaires dos-à-dos. Supposons un retournement, toujours possible, où iront nos accusateurs ?

À bientôt te lire longuement ma petite fille. Dis-moi tout ce qu’il faut pour que je comprenne ce qui se passe en toi. C’est le principal d’abord. Que je n’ai pas d’inquiétude pour ton moral et pour nous deux. Dis-moi ensuite tout ce que tu as appris sur l’affaire. As-tu vu Flo ? Que pense-t-il ? Quelle sera la manœuvre ? J’attends. J’attends te lire.

Mes gros baisers. Mille et mille. Je ne vis plus que pour te revoir le plus vite. Tout ce que tu as fait m’est si précieux.

Mille et mille tendresses et certitudes.

J.