JM à JR (Fresnes 49/01/16)

 

Dimanche 16 janvier 1949

Ma Jeannette chérie,

Bien reçu hier soir ta lettre du 13. Je vois que la correspondance marche vite pour nous. Peut-être aussi ne sommes-nous plus beaucoup à être vérifiés (les politiques deviennent rares. C’est vraiment la fin de l’Épuration). Mais cette fin est encore mouvementée. Hier soir un nouveau camarade, Hulot, est venu nous rejoindre, et l’on en prévoit encore pas mal. Les grosses affaires ne sont pas toutes passées.

Comme tu dois le savoir (je l’ai appris par les journaux) le pourvoi en cassation est rejeté. J’attends qu’on me le signifie, ou que l’on en prévienne Leroy. Passe-lui immédiatement un coup de fil à ce sujet : je l’attends peut-être aujourd’hui ou dans la semaine, mais n’ayant rien de pressé à lui dire sauf ceci, j’aime mieux que ce soit toi qui fasses la commission. Le dossier va donc partir chez les « gracieux » pour la bonne décision. On me dit ici que cette décision ne compte guère, et que pour des « politiques » importants (il parait que j’en suis) c’est le président lui-même qui décide. Vois donc si tu peux faire qq chose de ce côté-là (auquel cas tu en avertiras Leroy). Que t’a dit Flo. ? Que pense-t-il ? Je crois toujours qu’il ne faut pas être pressé. Maintenant on peut se tromper.

Pourquoi es-tu grippée ? Totalement inutile. Du reste, tu n’es plus grippée.

19h.

Fort bien travaillé aujourd’hui sur 3ème acte. Je peux avoir fini la pièce mercredi, et commencer à recopier. D’ici la fin du mois elle sera complètement au point. L’action se passe dans une famille américaine. Sorte de tragédie antique sous marque moderne. Je fais s’affronter les personnes volubilement. Drame intérieur puissant. Un crime a été commis. On connaît l’assassin. C’est le grand-père, chef de famille, qui a tué sa femme. Il explique cyniquement pourquoi. A la fin, il meurt. La petite fille de 17 ans deviendra le chef de cette famille désaxée. C’est elle qui mène tout le jeu dès le début. 9 personnages. On tourne en rond autour du spectre (qui revient au 2ème acte). Un seul décor. Tout le drame est dans les mots.

Pour ton scénario second Empire, j’y ai pensé un peu. Voila je crois un thème d’action. Deux jeunes gens (homme et fille) de fort bonne famille (ne se connaissant pas) éprouvent l’un et l’autre le goût de l’aventure cinématographique. Ils s’engagent pour quelques jours dans la figuration d’un film à costumes (valses, etc…). Ils font connaissance, mais se présentent sous de fausses identités (beaucoup plus modestes qu’en réalité). Donc quiproquo. Jalousie. Rupture. Brouille. Renouveau du flirt. Re-quiproquos. Toujours pas connus l’un de l’autre, sauf vers la fin où pour se retrouver ils cherchent à nouveau l’aventure. Studio (Re-valses, Re-uniformes). Puis naturellement mariage. La comédie classique italienne exploitée par tous les bons auteurs. Voilà un bon film. Naturellement, à côté du couple sentimental, le couple comique, les scènes parisiennes de studio avec silhouettes pittoresques, etc…

Veux-tu voir si le sujet a déjà été abordé. Comment le savoir ? Renseigne-toi.

(A l’intérieur du scénario des tas de gags. Ils se bluffent perpétuellement, louent des acteurs pour jouer des fausses mères, des parrains etc… Au centre, un impresario impayable. Tous les personnages sympathiques. Pas de laideur…).

Voilà ! Le film doit finir par un bal masqué (romantique 2ème Empire) chez l’un d’eux, dans la haute sté parisienne. Après 2ème studio. Donc mélange de chaque studio et de réalité ; une grande comédie bon enfant.

Tu vois qu’on y pense. Si tu veux quelque chose de plus dramatique…

Pour notre grand bonheur à Tahiti, il est tout prêt. Il ne suffit que de partir. Nous voila au mieux avec le Pacifique (quel beau nom !). Voila qui nous changera des prisons européennes. Il parait que l’opinion publique change très vite à notre sujet. On ne nous accable plus autant —à mesure qu’apparaît inévitable dans un avenir fort prochain l’alliance militaire franco-allemande. Sous le signe anglo-américain. Voila où nous en sommes. C’est assez rigolo. Pour l’instant, il nous faut encore durer un peu.

Fais-moi dire par Leroy tout ce qui se passe. J’espère que mercredi tu verras le petit bonhomme. Donne-lui le même bonjour que la dernière fois (moins sucré). Ne manque pas de lui parler de la Suisse —et aussi des nouvelles du matin— Dis-lui tous les secrets (mais tu n’en as pas).

Si je passe les doigts dans tes cheveux, es-tu heureuse ? Alors sois-le. Je voudrais que tu le sois toujours. Tu es bien gentille de me dire de si jolies choses. Voila qui va me rendre orgueilleux. Moi qui désespérais de pouvoir être aimé pour moi-même ! Tu contredis toutes mes craintes. Serais-je intéressant ?

Voila pour ce soir. C’est à dire que tout ce qui n’est pas enfermé dans les mots de cette missive s’envole par la fenêtre. Et nous n’en sommes plus là. Il suffit que je pense à toi pour que tu t’en aperçoives à la simple tranquillité qui te protège. Plus de soucis. Nous irons jusqu’au bout du monde, la main dans la main.

Mes gros baisers.

J.