Mardi 15 février 1949
Ma petite fille chérie,
Tu es très désobéissante. Je te dis de mettre cinq cents francs par semaine et non mille. Et tu me bourres d’argent dont je ne sais que faire. Je ne peux acheter, par gourmandise, miel ou gigot tous les jours. J’engraisse à ne plus pouvoir marcher, l’exercice nous étant très mesuré. C’est peu commode d’avancer avec des bracelets autour des chevilles et une légère chaîne de fantaisie. Je prends du thé autant que possible. Ça ne fait pas maigrir. Il faut attendre le grand air, l’exercice, et aussi… la fin de la continence. Les eunuques sont très gras.
Vu Leroy dimanche. Bonnes nouvelles. Il est très réconfortant. Tu vois que tu avais bien tort de te tourmenter pour l’histoire suisse. Aucune importance.
Les événements tournent. On nous a changé de ministre. Va-t-on nous changer de loi ? Je crois que tout cela est fort bon. J’espère que tu te démènes là où il faut. Mais je sens, moi, que tout va très bien. Et j’ai confiance.
J’espère recevoir une lettre demain. Pas de lettre mardi soir !!! Jamais vu ça.
Leroy avait l’air très épaté qu’on ne soit pas ému par une condamnation. C’est que les gens ont si peu l’habitude de réfléchir aux conditions de la vie mortelle. Si quelquefois on me fusille, je serai tellement prêt, et j’aurai pris tant de précautions pour tout laisser en ordre, que j’aurai sans doute l’impression de prendre un train. On arrive toujours quelque part. Mais, pour celui qui a surmonté la crainte, ce n’est rien de quitter ce nuage qu’est le corps. Un nuage n’est pas sensible aux coups de canon, ou bien il se désagrège, tant mieux. Il ne cachera plus le soleil.
Et puisque nous ne sommes pas nuage, soyons donc rayon de soleil, avec la joie immuable que nul ne peut détruire.
Maintenant, si les hommes —qui ne peuvent rien contre moi, car la force qui anime chacun est supérieure et ne peut [être] détruite de main d’homme— conviennent que je dois encore durer quelques lustres sur la planète, j’aurais acquis une telle expérience de la sérénité que nul souci ne pourra plus jamais m’atteindre. Il faut se laisser guider par un sens toujours plus éclairé de l’infini. La vie n’est jamais mortelle, toujours pure, au-dessus des passions, au-dessus des effroyables cauchemars de la terre. Pendant que tu cours, quelque fois trop craintive, avec tant d’amour, pour proclamer qu’il faut me gracier, je suis déjà tout heureux de voler dans le ciel, gracié à jamais, car l’innocent en nous —celui qui n’a jamais péché— est toujours libre dans la lumière de Dieu.
Or il y a un homme en nous qui n’a jamais été violent, ni méchant, ni plein d’ardeur à poursuivre les autres. Cet innocent béni, on le retrouve au-dessus de l’orage. Il est notre vrai moi, et il nous guérit de toutes nos malheureuses bêtises. Lui, toujours intact, ne passera jamais par les mauvais tunnels de la croyance humaine. C’est pourquoi JE (celui d’en haut) peut sourire avec tranquillité. JE n’a jamais connu que l’Amour.
J’ai beaucoup pensé à toi, hier, aujourd’hui. Je me disais… (voilà que ma plume s’arrête)… Je t’ai fait un discours. Et… c’était très bien. Un discours à propos de Catherine. Hier je vous avais Frédéric et toi, chacun sur un genou. Aussi enfants l’un que l’autre. A l’un j’apprenais l’alphabet de la légende. A l’autre, l’alphabet du ciel (dont tu ne connais pas grand chose par l’esprit, mais tout déjà par le cœur, c’est à dire que je crois qu’il faut te montrer du doigt à quel point tu es bonne. Tu es immensément bonne. Mais tu ne le sais pas. Alors quelquefois tu oublies, et tu crois que la Suisse existe. Et puis le jour où tu me regardes dans les yeux, tu oublies la Suisse). Je t’ai encore dit beaucoup d’autres choses, mais il faudrait un livre. Et tu l’as peut-être déjà lu. Si je t’aime, c’est que je te devine. Mes gros, grands, longs baisers. Et puis ma main sur ton front. Et puis ta tête sur mon épaule. Et le silence jusqu’à ce que le merveilleux pénètre tout le cœur. Il faut se taire beaucoup pour aimer.
J.