Lundi 21 février 1949
Ma chérie,
Tu ne m’écris plus. C’est à dire que je suis persuadé qu’une longue, très longue lettre est en route, me donnant toutes les explications du monde —sur tout ce qui se fait— et ne se fait pas (ou nous annonce que les gens des Commissions du ministère ont beaucoup trop de travail pour s’occuper de nous avant les élections. Plus tard !… Bon !). C’est ce qu’on dit…
Parlons plus sérieusement : je t’embrasse. Et si je t’embrasse, c’est qu’il me fait plaisir de te dire que je suis tout à fait content de t’embrasser —non pour le geste qui n’est que manifestation extérieure, mais par le contenu du geste qui est joie à donner. A donner à qui je veux, qui j’ai choisi, qui j’estime, qui je regarde avec plaisir, qui j’aime, non point de passion, mais de super-intuition, d’instinct multiplié, avec l’enthousiasme secret de l’amateur éclairé qui connaît bien l’objet d’art caché, le chef d’œuvre intime.
Ta tempe me révèle des secrets prodigieux. Le miracle coule quand on laisse aller sa pensée dans le ruissellement de bonheur. On déverse sa douceur dans un métal pur. Je sais bien que tes yeux brillent si on te parle d’une certaine voix chaude —car la voix est la maîtresse du ciel et des flots, et des larmes, et de l’attente, et des années. Toujours jeune, la voix, toujours vivante, tournante dans le ciel précis. Prépare ton oreille à beaucoup de discours. C’est par la voix qu’on guérit tout, qu’on sème les moissons vivantes, qu’on couvre la terre d’un feuillage béni.
« Celui qui croit en ma parole ne verra jamais la mort ». C’est pourquoi notre amour durera, pour autant qu’il est vivant, issu de la paix joyeuse, issu de la Parole, issu de la Bonté permanente, issu du soleil qui brûle le regard. Tes yeux riaient, même ce jour terrible où la foule noyait le prétoire de larmes sulfureuses, démoniaques. Tes yeux riaient, parce que, par dessus les cris, tu me sentais pur, et dévoué à la limpidité des actes. L’acte d’aimer est le plus pur. Il situe l’Être dans le ciel haut. Combien ne faut-il pas monter pour atteindre le vent rare qui ranime les douceurs des cimes. Tristan aimait Yseut, pour ce que contenait le regard d’Yseut. Ce sont les arrière-plans qui font le relief des choses. Il faut que tout soit infini dans un sourire, dans une parole, dans un reflet de cheveux. La vie court comme un enfant autour de notre cœur vivant. Elle s’amuse comme l’eau décompose les rayons. Et nous buvons à poignées d’espoirs, de la lumière blonde, des richesses jolies.
Voilà que j’ai compris où voulait rouler ta tête, lourde de trop de bonheur tranquille. La paix, c’est de dormir sur une poitrine ardente. On écoute comment grondent déjà les mots de demain, ceux qui montent vers le jour, ceux qui sont déjà le jour, ceux qui éblouissent tout.
Car nous sommes le jour et la nuit et la tendresse des choses, et le rire du poème. Nous sommes le bateau qui s’en va vers le pays meilleur, la maison qu’on bâtit sur le sol amical, l’enfant si turbulent qu’il devient archange, l’espoir étourdissant des souffles atlantiques… Nous sommes la bouche de métro près [de] la Gare de Lyon où mord le trottoir qui conduit vers la chambre. Nous sommes l’avenir très prochain qui nous réunira dans une tendresse jamais consumée. Ma parole est si vivante qu’elle ouvre toutes les portes, même fermées de défiance, même bardées de haines sourdes. Qu’avons-nous à faire avec les cris d’en bas ?
Donc, Tristan aime Yseult. Yseult le sait. Ce qui réjouit le cœur d’Yseult, c’est qu’elle avait besoin d’être conquise, pénétrée de forte, d’intelligente amitié. L’amour de Tristan est plus fort que le vent, plus que le soleil, plus que l’ombre du nuage sur la plage. Il est tout l’univers qu’il faut à un cœur de femme avide. Et Yseult boit tout le soleil, le vent, la plage et l’ombre en attendant la venue de Tristan, que le ciel annonce dans ses écrits.
Voilà pourquoi les lèvres de Tristan ont caressé les yeux d’Yseult, même les grands jours d’orage. Un jour, Tristan jettera son épée sur la table, se dépouillera de son armure, et consentira à être tendre, car il faut bien qu’Yseult puisse retrouver la douceur du printemps de vivre.
Voilà pourquoi on t’embrasse. Si tes yeux ne contenaient pas tout l’amour, ils n’auraient pas percé toute la nuit qui cherche à envelopper les hommes de guerre. Mais nous ne sommes plus des hommes de guerre, ni de mort, ni de nuit. Nous sommes l’instant de silence qu’il faut pour que le cœur batte à son rythme, déroulant les merveilles du ruisseau pur.
Mes gros, mes infinis baisers.
J.