Jeudi 13 janvier 1949
Mon chéri,
Heureusement que tu m’aimes très fort —et depuis toujours— car tu m’en donnes du tourment dans cette maudite affaire ! Mais tu me dis si gentiment qu’à Tahiti, je serai la plus choyée et la plus heureuse des épouses, que déjà, j’oublie tous nos soucis pour ne plus penser qu’à notre bonheur. Au fond, l’essentiel, c’est surtout d’y penser, et plus encore d’y croire.
J’ai reçu dès mardi matin ta lettre de dimanche (il y a au moins un avantage à être CM [1]. Le courrier est plus rapide). J’ai téléphoné ce soir à Leroy. Il m’a donné de tes bonnes nouvelles et je vois que presque chaque jour, il reçoit pour toi des visites intéressantes. Ma lettre à Crey .[2] n’a pas été inutile. Il est tout de suite allé le voir. Je continue à surveiller le pourvoi et je me suis mise à la disposition de Leroy pour lui taper les notes dont il peut avoir besoin pour ton dossier.
On en sortira, j’en suis sûre. Je pense souvent à nous tu sais. J’étais tellement heureuse près de toi, —pendant ces bonnes années où je te voyais constamment, où chaque matin, en m’éveillant, je pouvais espérer que la journée ne s’achèverait pas sans que j’entende ta voix— que je n’imaginais pas qu’il puisse exister de plus grand bonheur. Je le crois toujours. Et pourtant, à entrevoir celui qui nous attend —si nous avons la chance de nous retrouver un jour— il m’apparaît tellement immense, qu’il dépasse tout ce qu’on peut imaginer. C’est à ne pas y croire. Est-ce que tu y penses, toi, quelquefois ? Moi, j’aime mieux n’y point trop penser.
Je suis affreusement grippée. Tu as beau dire « que ce n’est rien ; moins que rien ; déjà fini ; que ce ne fût jamais », je suis bigrement fatiguée, et je n’ai plus de voix (ce qui me gène beaucoup pour crier après Frédéric). Je traîne ça depuis Noël. Je voudrais bien être débarrassée de cette mauvaise grippe.
J’ai pris bonne note de ne t’envoyer, pour l’instant, que 500 francs par semaine. Je le ferai tous les lundis. Mais surtout, n’hésite pas à me demander davantage si le besoin s’en fait sentir. Je voudrais tellement que tu manques le moins possible, sinon du superflu, tout au moins de l’indispensable.
Quelle est cette pièce que tu écris ? Encore quelque drame ou quelque histoire incompréhensible ? Et mon scénario second Empire, qu’est-il devenu dans la tourmente ? Je voudrais bien que tu l’écrives. Je suis sûre qu’il te ferait passer de doux moments. J’ai failli, l’autre soir, aller voir au Français Luxembourg « l’Inconnu d’Arras » de Salacrou. La femme de l’aviateur [3] m’avait offert sa loge pour la générale. Mais j’ai si peu envie de sortir, que je l’ai laissée perdre. J’ai lu le compte-rendu. Ça m’a l’air encore d’une histoire de fou..[4]. Tu l’aimes, toi, Salacrou ? Je suis contente de constater que tu n’es pas privé de lecture, et que tu peux écrire autant que tu veux. Et il m’est agréable de savoir que tu reçois assez régulièrement la visite de Leroy et de l’aumônier. On me dit que ton moral est excellent. Je n’en doute pas. Tu as d’ailleurs raison. Moi aussi, j’ai toute confiance. Le houx et le gui n’auront pas menti. Gros gros gros baisers.
JR
[1] CM. : Condamné à Mort (note de FGR)
[2] Il s’agit de Paul Creyssel, né à Marseille le 15 juin 1895, mort à Bron le 14 février 1975, député de 1932 à 1942, secrétaire général de la Propagande sous le gouvernement de Vichy (note de FGR)
[3] Il s’agit d’Irène Brillant, épouse de René Fonck (l’As des As de 14-18) (note de FGR)
[4] L’Inconnue d’Arras, pièce en trois actes d’Armand Salacrou représentée en 1935, s’ouvre sur l’agonie d’un homme, Ulysse, qui vient de se suicider. Les trois actes essaieront de faire comprendre cet acte au spectateur. Le mourant doit alors revoir sa vie entière, mais tout se déroulera de façon ordonnée, selon cette mort à venir, inéluctable, et ce malgré l’intervention de ses souvenirs, dont son père, son grand-père mort à vingt-huit ans à la guerre, son proviseur, et surtout Madeleine, la prostituée Yvette, qui s’est suicidée de désespoir par amour pour lui, et enfin l’inconnue d’Arras, la douce inconnue, les trois femmes qu’il a aimées avant de rencontrer celle qui deviendra sa femme, la garce, qui tenteront de le sauver.