Lundi 24 juin 1946
Ma chérie,
C’est aujourd’hui ma fête. C’est pourquoi j’ai ma lettre. Et j’aurai tout à l’heure mes fleurs. Grande fête. Le temps s’arrange nonobstant les brumes et pluies du matin. Le caractère s’arrange nonobstant les colères et crises d’hier. La situation s’arrange. Tout s’arrange. Tout finira pas des chansons. Nous irons les chanter à Hawaï sur les guitares et sous les bananiers, ou à Bali dans l’île des temples, ou à l’île de Pâques sous les rochers sculptés, ou à la Terre de Feu, ou dans le Hoggar sous la tente, près des immenses troupeaux de buffles ou sur un des sommets les moins connus, les plus reculés de l’Himalaya. Il me faudra un rude traitement, une volonté particulièrement perspicace, audacieuse, disciplinée pour ne point devenir misanthrope. Et tu es peut-être la seule personne au monde qui m’ait empêché d’être misogyne (contente-toi de cette appréciation immense. Elle contient un monde d’aveux et de révélations intimes. Fichtre. Faut-il que j’ai confiance en toi pour m’avancer sur un terrain aussi mouvant. Du reste, ce n’est pas ta faute, ce sont tes yeux violets).
Je te défends de t’ennuyer. Je t’interdis d’être malheureuse. Qu’est-ce que ces sentiments décadents. Pas de romantisme. Sentimentalité sans raison. Irrespect de la discipline. Esprit peu spartiate. Apprends, petite madame, que les femmes des poètes militants ne souffrent jamais. Le sourire, la patience, les plus hautes vertus, l’esprit de combat, la fleur au fusil sont leur lot. Nous n’avons point besoin de ces petites personnes qui rêvent à des tendresses trop charmantes pour ne pas amollir le guerrier. Il nous faut des châtelaines dévouées qui sachent relacer un heaume dès qu’il le faut et qui sont les premières à ordonner aux gens d’armes de revêtir leurs casaques et leurs boucliers. À cheval ! Messieurs. Dieu vous garde ! Sus aux Sarrazins !
Pour l’instant le Sarrazin a le nez un peu épaté, les yeux quasi bridés, le tempérament félin du tigre, l’appétit des grands fauves. Un de ces jours nous allons voir recommencer une de ces riflettes [1] qui comptera double dans l’histoire, déjà si rassasiée de guerres, de l’humanité folle. Tâche de te renseigner quelque part, où l’on pourrait trouver un coin où les hommes s’entendent. Le Babel d’aujourd’hui me semble un peu féroce. On se demande pourquoi on apprend les langues aux enfants. Il vaudrait mieux les laisser aboyer.
J’ai assisté de la fenêtre de mon car à la manifestation de l’autre soir. C’est du joli. Le cheptel manifestant a baissé depuis 36. Ce ne sont plus maintenant que pâles petites lopes amaigris et pétrolasses séchées. Autrefois il se mêlait encore à ces cortèges furieux, des ouvriers, des intellectuels (dont nous fûmes), des fonctionnaires. Aujourd’hui la lie défile seule. C’est vraiment le torrent de boue rouge. À crier contre le ciel, ils vont attirer la foudre.
Mon affaire a marché le mieux possible. Je t’en parlerai jeudi. Peut-être pourras-tu faire quelque chose d’urgent. Je pense que nous gagnons maintenant l’époque plus sûre où tous ces machins-là vont se terminer. Mais je persiste à regarder ailleurs. Les évènements internationaux sont si graves qu’il ne semble pas qu’on puisse échapper au choc. Auquel cas, il faudra aviser. Pour nous, il y a longtemps que nous sommes sauvés d’avance. Nos adversaires ont oublié qu’il y a un dieu pour les honnêtes gens.
Parlons d’autre chose. Mes fleurs poussent. Mes bégonias étalent de larges feuilles. Déjà la fleur perce, toute rouge dissimulée sous un parapluie vert. Mes œillets ont quelques centimètres. Les pétunias reprennent. Les gueules de loup sont splendides. Les pensées d’il y a un mois tiennent toujours et fleurissent continuellement. Les roses de la semaine dernière ont duré jusqu’à aujourd’hui. Je vais dans peu de jours procéder à de savants repiquages. La montée des œillets m’a ouvert des horizons énormes. Il y a de prodigieux mystères dans le dédoublement des tiges et le découpage des feuilles. Pourquoi les premières nées sont-elles rondes, les deuxièmes à sept dents de scie, et les autres ? Tout ceci contenu dans un grain qui semble un mauvais fétu de rebut. Aurais-tu cru aussi que tant de cheveux blonds, de cris d’enfants, de mouvements joyeux pourraient sortir d’une nuit de tendresse ? Pour une fois que j’ai été plus particulièrement gentil avec toi, il en est résulté des conséquences inimaginables. La vie a de ces prodigieux développements, de ces floraisons bienheureuses. Il pousse des fleurs sur les rebords de fenêtres comme des enfants dans les quartiers avoisinant la Gare de Lyon. Espérons que nous pourrons cultiver longtemps nos jardins et nos familles.
J’espère que tu travailles avec acharnement au B. d’Or. De mon côté, j’ai presque terminé une sorte de poème philosophique en prose fort populaire. Très mêlé d’argot qui, paraît-il, est assez hilarant. De quoi me faire enfermer trois fois. Encore une irresponsabilité ! Cela commence par un aperçu humoristique des milieux littéraires de la Rive Gauche et se termine par un développement burlesque de l’Apocalypse. Certaines gens ont bien voulu me dire que ce genre et cette forme leur plaisaient. Ils sont bien bons.
Aussi, ce travail terminé, dans quelques jours, j’entreprendrai un long travail poétique en alexandrins fort classiques intitulé « le Christ en croix » où j’essayerai de transcrire le mieux possible les affres de la pensée chrétienne commencement de la transcendance et réconciliation avec le divin qui surgit par delà les tombeaux. Gros, énorme rejet. Nous sommes en pleine actualité. Il faut vivre notre temps.
Ne t’agite pas dans la poche gauche. Écoute ce que je te dis. Quelle impatience ces petites filles qui veulent tout savoir, et qui voudraient arranger le ciel avec leurs mains. Plus on reste tranquille, plus les choses arrivent vite. Ne t’inquiète pas. Je sens que nous avons pris le bon chemin. Il y a des indices qui ne trompent pas.
Je viens de recevoir le colis. Merci. Merci. Merci. Merci. Merci. Merci. Merci. Un pour chaque jour de la semaine. Un pour chaque paquet. Un pour chaque attention. Un pour chaque œillet (ils sont splendides, d’une beauté touffue, profonde, vivace, riche d’émotions, pleins d’arrière-pensées, amoureux, réticents, avec des demi-teintes, des variantes, discrets, complets, éblouissants de contenu. Je n’en finirai plus. Ils y a des gens qui détestent les adjectifs, ne connaissent rien à la vie. Le pointillisme littéraire exige de multiples touches. On ne saurait définir d’un seul mot un objet aussi compliqué, aussi simple et tendre, aussi brutalement beau, rappelant la Mer de glace, évoquant des nuages, des minutes heureuses, de gros chagrins évanouis, s’imposant par leur présence, leur autorité !) Tout est parfait dans ce colis. Mais oui je veux du riz. Mon rêve ! Le plus grand bonheur de la vie. Et du chinois. Nous sommes tous chinois. Une natte, une poignée de riz, un temple, des méthodes de sagesse, un nombre d’or, une gamme à cinq notes, une flute en bambou, un empereur, des enfants dont seuls les mâles comptent, les femelles étant le rebut (pour cela nous différons, les chinois n’ont pas de poche gauche).
Le temps est tout à fait remis au beau. Je viens de rencontrer un ministre dans le couloir. Il dit des bêtises comme tous les ministres. N’empêche que la situation a l’air diablement tendue. L’été se passera-t-il sans que nous ayons à regarder autre chose que des fleurs ? Rouges ?
J’ai un moral qui ressemble à un tremplin. Plus on saute dessus, plus on rebondit. Et je crois à la vie que c’en est une joie de la savoir. On arrivera bien à souffler si fort que les nuages partiront. Il faut laisser faire Dieu le père. Il se charge de rétablir son ordre en un tournemain.
Je t’embrasse comme une petite fée. Avec respect, avec émotion, avec délicatesse, avec pudeur, avec confiance, exagérément. Merci pour tes bénédictions. Veuille bien recevoir mes offrandes. Gros, gros, gros, gros, baisers.
J.
Des enveloppes SVP !
PS : J’ai la lettre pour te dire que la cravate est très jolie. Merci 3 fois.
[1] Riflette : guerre (note de FGR).