JM à JR (Fresnes 46/07/01)

 

Lundi 1er juillet 1946

Ma chérie,

Faut-il qu’on t’aime pour interrompre ainsi un long poème qui s’imposait de toute urgence, et dans quoi je suis depuis trois jours. Faut-il que l’attrait des photos soit puissant ? (très jolie la petite dernière de profil avec le nez bien découpé, la bouche petite et serrée, le menton terriblement volontaire. Je ne l’avais jamais remarqué autant. Quelle volonté opiniâtre ! Je commence à trembler !) On a l’aire d’une Ste Nitouche et au fond, on est peut-être en secret la femme la plus impérative et la plus décidée. Tant mieux, petit œil rond, douce lueur de soleil dans la pupille marron-noisette ! Tes yeux étaient noisette samedi. Je t’ai bien regardée. Il y a une infinité de détails qui m’ont frappé. C’est très bien comme ça.

Donc ce poème me tient au cœur tellement que je ne saurai finir la semaine sans l’avoir accompli. Mais un autre poème s’impose, celui de cette lettre hebdomadaire, où l’on déverse pour huit jours tout ce que peut contenir un cœur plein de mille bouquets. Car l’amour est comme les fleurs, celui d’hier ne vaut pas celui d’aujourd’hui et il ne faut pas ouvrir avec les doigts celui de demain.

Tu sais que tu es particulièrement méchante d’avoir négligé de me donner plus tôt cette photo charmante. Quand on aime les gens on ne garde pas ses images dans son portefeuille, non plus que ses mots dans sa bouche. Le don de soi implique le don des souvenirs de soi, et si l’on doute qu’on fasse plaisir, il y a [retrance][1] – péché mortel en amour. Pour cette fois, madame, vous serez pardonnée. Mais n’y revenez plus. J’exige avoir toutes les photos qu’on fera de vous, les mauvaises comme les bonnes, et non point seulement une ou deux par-ci, par-là, au choix de mamzelle Jeannette qui, timide, refuse de montrer son bout de nez. Il me plait ce délicieux objet et je prends plaisir à le contempler aussi bien de face que de profil. Veuillez donc réduire, en ce qui concerne ce point, votre volonté à zéro et accepter mon caprice comme un hommage des plus impérieux et délicats.

J’étais bien content de te voir samedi. Tu as vu que la séance s’est heureusement terminée. Je pense que nous aurons satisfaction. Et j’espère que d’ici là (c’est à dire d’ici Noël) tout sera changé. Il y a des plaisanteries qu’on ne peut prolonger indéfiniment – des expériences soi-disant médicales, non plus. Il s’agit de la vie d’un peuple, à qui, pour le guérir, certains carabins conseillent de se couper la tête. Le pire est que le peuple écoute en se demandant si les dits farceurs n’ont pas raison. Plus la science matérielle progresse, plus il y a de badauds. On n’aura jamais vu de pareils crétins. Le premier acte d’intelligence consiste à savoir discerner entre un mensonge et une vérité. Mais ceux qui n’acceptent que les mensonges sont de bien pauvres bougres.

Le temps est superbe. Il fait une chaleur du diable. Mes œillets vont fleurir. Je les ai repiqués hier. Ils ont l’air de bien se porter. Mes bégonias sont splendides. Les gueules de loup refleurissent. Les pensées aussi. Les pétunias ont l’air de reprendre. Tout cela pousse si paisiblement au dessus du bruit des chaînes des condamnés à mort. Parmi eux un de mes bons camarades avec qui je viens de bavarder deux minutes. Pour ne rien dire. « Tout va bien », « il fait beau », « bon courage ». Propos de voyageurs pressés. Comme si on rencontrait une vieille connaissance dans un couloir de train. « Vous allez à X… ? Moi je vais à Z… Bonjour, Bonsoir… ». Au fond, tout cela est banal. Pas plus d’intérêt qu’une conversation dans le métro. On attache beaucoup trop d’intérêt à des nuances tragiques. Comme si la vie était tragique ou comique. Elle est ce qu’elle est, avec des variantes. Ainsi, pour toi, elle est modestie d’amour, de mieux être, de satisfaction amoureuse, d’attente, de patience. Il y a des printemps qui demandent à être vécus à petits pas, des étés trop lents. Qui sait si un jour tu ne trouveras pas superflu le temps où tu me confectionnais des petits paquets pour [illisible] [2]. Et pourtant, rien n’est jamais perdu. Il y a quelque part, très près de nous, plus près que nous le croyons, un paradis, une perfection que nous pouvons vivre et qui est la seule qui nous donne notre pleine coupe de joie. N’y manquons point. Tous les petits soucis, les petits désirs comptent si peu à côté de ces grandes bénédictions quotidiennes qui sont les petites vertus, docilement, patiemment exprimées. Voilà que je me lance dans des discours métaphysiques et moraux – ennuyeux – à moins que tu y éprouves du plaisir. Qui sait. Ô prude personne ! Cachotière. On ne dirait pas qu’avec des yeux si brillants elle ait tant le gout des textes abstraits.

J’espère ta lettre bientôt, toutes tes lettres. J’espère que tu m’as envoyé un pneumatique samedi soir, une longue lettre dimanche matin, une épitre importante dimanche après-midi et que tu comprends la nécessité où l’on est d’alimenter constamment un tel gouffre d’affection qu’est mon désir. J’avais un peu fermé la porte depuis de longues années car les déceptions sont cuisantes avec les femelles qu’on rencontre ici bas. Pourquoi ai-je osé rouvrir ce vieux couloir secret cadenassé par précaution ? Est-ce que les rats du doute, les araignées du désespoir n’ont pas mangé toute la substance vivante de cette amitié, cette affection, ce feu d’amour toujours prêt à s’épandre. On pourrait le craindre ; mais il apparaît que les plus pures choses sont les seules éternelles, et qu’aujourd’hui ce vieux sentiment jamais utilisé de crainte d’’être abimé par des mains terrestres peut sortir tout seul de sa cachette, et, telle la pierre philosophale, produire son effet de transmutation des choses comme il se doit après le contact obligatoire avec les formes périssables de l’individu d’en face.

Décidément, cette photo de profil est excellente.

Dis-moi, petite amie, si je te dis des choses aimables ce n’est point seulement pour te faire plaisir, pour que tu les croies, pour que tu en sois sûre, pour que tu en éprouves la qualité, la profondeur, la réalité, la substance, la solidité, mais aussi parce qu’il me fait plaisir de te les dire, et qu’elles sortent bien à contre-timidité. On n’aime guère dire tout le fond de sa pensée. Il faut garder toujours une grande, une immense réserve de douceur. Dieu merci, nous en avons tout un capital. Mais pour aujourd’hui tu n’en toucheras que les intérêts. Et ils sont assez importants pour que tu n’éprouves pas l’avidité d’en consommer davantage.

Qu’est-ce que tu peux bien regarder dans cette photo de profil avec un air aussi furieusement intéressé ?

Sur le sommet de ta grande photo, il reste une fleur séchée, piquée dans une de tes lettres.

Est-ce que je vais devenir sentimental ? Pas de ça. Fichtre non ! D’abord ce n’est pas pour toi que je t’aime. C’est pour toutes les qualités impersonnelles que tu manifestes et qui sont simplement le reflet du Cosmos spirituel. Donc, pas d’attachement personnel. Je ne t’aime qu’autant que tu es pure, simple, affectueuse, bonne. Rien à voir avec la personne qui pourrait bien nous envelopper de toutes les tentacules aimables de son égoïsme, même délicieusement orné. Nous ne serons ni votre serviteur, ni votre maître, mamzelle, mais un de ces camarades !!! qui épousera toutes vos vertus. Et Dieu sait s’il y en a !…

Je réserve toute la place du bas pour tout à l’heure après le colis. Non parce que je sois fatigué de tendresses – on se renouvelle dans l’affection – mais il y a un temps pour tout. Et pour l’instant je vais regarder une jeune personne étendre du linge sur une corde. Elle a un drôle de bonnet.

16h.

Colis parfait. Plus que parfait, merci pour tout. Veux-tu dire à ma mère

  1. qu’elle ne mette pas le Nescafé dans du papier ordinaire après l’avoir exposé au contact de l’air. Le Nescafé ne supporte pas l’humidité. Il faut l’envoyer en boîtes imperméables. Si elle en a une grande boîte, qu’elle n’hésite pas à me la mettre, car le dernier est déjà arrivé solidifié et il est difficile de le rattraper. Mais cela n’est pas un drame.
  2. si possible deux torchons par semaine.

Pour le reste tout va bien. Mouchoirs excellents. Chaussettes itou. Continuer les condiments. Idem méta. Id. les roses, magnifiques. Toutes dévorantes d’absolu. Poignée de poésie chipée à la face du ciel. Une explosion de parfum et d’une joie ressentie, sourdement, avec des prolongements à l’infini. Les fleurs consolent les hommes. Je ne regarderai plus que les jardins.

Ma chérie, que me reste-t-il à dire ? Pour l’instant ma semaine est toute parfumée parce que dans un coin de couloir, je t’ai brutalement – en silence- dit tout ce qui m’étouffait. Et aussi parce que j’ai eu mon bouquet de roses et tous les petits paquets de la fidélité et de l’amour. À bientôt (ou plutôt non) à très longtemps, à moins que ce soit à bientôt librement. Occupe-toi de l’affaire. Surveille attentivement. Je crois que tout va bien. Mes tendres caresses et gros, gros, gros…

J.

[1] Mot illisible
[2] Mot illisible