Dimanche 20 octobre 1946
Ma chérie,
Temps splendide. Notations fugitives. Regard rapide sur ce ciel d’octobre où la sérénité semble revenue. Gros nuages blancs sur grand ciel doux. Arbres roussis. Le bel automne doit régner sur la campagne mûrie. C’est l’heure où les brindilles sèches craquent dans les sous-bois, où les écureuils frileux se pelotonnent dans les arbres dénudés, où les rats des champs se terrent ailleurs que sous les buissons secs. J’ai vu mourir quelques rats sous nos fenêtres il y a deux jours, là où les détenus coupaient l’herbe devant les préaux. Gras à lard, ils envahissaient les cages aux heures creuses, venaient se baigner dans les flaques d’eau, rampaient, queue brandie en flèche, contre les soubassements des promenades. Sympathiques et laids. Répugnants et lâches. Ils n’ont pas résisté à quelques coups de serpe. Leurs bourreaux étaient triomphants. Les hommes tuent tout ce qui les gène. Mais le problème est là : faut-il laisser vivre les rats ?
Bien reçu ton pneumatique enthousiaste de jeudi. Mais naturellement je dis ce que je pense ! Le mieux possible, le plus longuement possible. Tu étais très jolie, très douce dans la cage. Et puis, si préoccupée de me dire des choses, de me faire plaisir, de participer à ce qui peut m’intéresser. Merci pour tout ce que tu m’annonces. Tout va très bien d’avance.
Hier, instruction. Ce n’est pas fini. Je dois revenir en novembre. Là, je déposerai peut-être un rapport qu’il faudra taper rapidement. On nous donnera bien trois semaines. J’ai l’impression que le dossier sera clos vers fin décembre. À ce moment le commissaire du gouvernement chargé de l’affaire sera obligé de digérer le tout. Je pense qu’il lui faudra quelques mois, car ce n’est pas facile, et il y a des os qui peuvent rester en travers de la gorge. En tous cas, nous avons encore le temps de voir venir. Ce n’est pas pour demain. Il faudra que je te voie à ce sujet dans quelque temps pour bien préciser la marche à suivre.
J’ai remis à F. les documents pour le dossier. Il m’en faut 4 exemplaires comme convenu. Veille à ce que le travail soit fait. Je lui remettrai un autre document en fin de semaine, puis un autre dans 15 jours. Garde le contact. La confrontation d’hier a été bonne pour moi. Elle met en lumière toute mon activité sous un jour exact. Je pense avoir marqué certains points. Peut-être m’illusionne-je. Et puis tout cela me semble si vieux, si inutile. La vie a tant d’autres exigences. Elle se déroule sous un signe tellement plus puissant. Dans peu de temps nous verrons encore plus clair. L’horizon s’élargit peu à peu. Le dernier référendum marque un tournant de la politique française [1]. Il faut que les gens qui nous précipitaient dans l’abîme soient remplacés.
Tes œillets ont tenu toute la semaine. Le mimosa aussi. Et les cactus sont d’un vert ! À croire que c’est pour eux le printemps. Il y en a un qui se tourne désespérément vers la fenêtre, les autres se contentent de la chaleur ambiante de la cellule. Je leur donne une cuillerée d’eau tous les huit jours. Très économique. Si l’on pouvait vivre à aussi peu de frais. Quel temps perdu à travailler pour manger. Mieux vaut tous les instants consacrés à des jeux d’esprit (littéraires ou autres). Je commence demain une chose très importante – qui me tiendra environ deux mois. Ce sera mon cadeau de Noël.
Je n’ai pas du tout envie de te dire des choses gentilles cette semaine, non pas que j’ai tout dit – ou que je ne le pense pas – mais parce qu’elles sont incluses une fois pour toutes dans la pensée, l’acte, l’écriture, les rapports. Pourquoi affirmer toujours le même fait. Il est prouvé, acquis, assuré, que… Donc, on ne s’émerveille plus sur la pousse qui sort de terre. L’arbre grandit tout naturellement, sans effort, sous les saisons du cœur et sous la pluie de tendresse et sous le soleil de confiance et sous les nuages de promesse et sous la nuit de patience. Voilà. Donc, puisque tu sais et que je sais, que tu ne crains point et que je suis satisfait, que les minutes, les heures, les jours passent sans que nous pensions un seul instant à désespérer ou ne pas croire, vivons avec le fait accompli et ne regardons plus que le présent qui est l’avenir. Car tout est contenu dans aujourd’hui et rien n’existe en dehors de lui.
Lundi.
Je viens de recevoir ta lettre à l’instant. Mais oui, tout est arrangé. Les explications sont données et tout va bien. Tu as du le savoir par F. Donc, pas de pépins. J’attends le colis qui doit m’être livré tout à l’heure pour te faire les compliments d’usage. Je suis persuadé que les pantoufles iront fort bien.
Mais naturellement je pense à toi. Le matin, l’après-midi, le soir et la nuit. Ce n’est pas trop dire. Et je n’ai pas honte de l’écrire, bien au contraire. Ne m’envoie pas de semelle de mouton. Inutile. Les pantoufles iront fort bien ainsi. Pense au thé, café. C’est ce qui manque le plus. Vérifie discrètement si ma mère a assez d’argent, si elle reçoit suffisamment de sa famille, comment elle réussit à se débrouiller. Tu peux obtenir des confidences dans une conversation. Quel est son moral ?
Pour le Frédéric, je ne te dirai pas que je suis content de la liberté religieuse que tu lui a laissée. Il me semblait qu’avant d’agir, nous devrions avoir une conversation, et il faut examiner aussi cela. Si cela est mieux pour moi, il ne faut pas te soumettre aveuglément à ma volonté mais quand nous aurons l’occasion je t’expliquerai de vive voix tout ce que j’en pense. Il faudra lui donner une éducation religieuse. Je te dirai laquelle – car, il convient de régir contre la matérialisme de l’époque et il faut élever les enfants dans une très haute conception de la vie. Toutefois, quand on n’a pas étudié ces problèmes, on risque d’embrasser une religion de convenance, ou de céder au prosélytisme acharné de ceux qui se préoccupent surtout de faire nombre dans leur Église et d’étendre leur pouvoir personnel. Les luttes religieuses sont infiniment plus importantes que les luttes sociales. Elles atteignent l’esprit sur un plan beaucoup plus haut et il faut être averti de toutes ces questions pour s’en mêler. Je te parle en initié. Élevé dans la religion catholique, passé au protestantisme, ayant étudié toutes les sciences occultes, boudhiques, confusianistes et autres, ayant fréquenté tous les théosophes, mages hermétiques, ayant bouquiné tout ce qu’on édita sur tous ces sujets, j’ai fini par découvrir à force de patience, et aussi d’expériences lamentables, une véritable interprétation de la science sacrée. Et encore, le groupement qui propage la doctrine (c’est une Église américaine qui a ses filiales à Paris) doit être abordé avec perspicacité car les gens déforment toujours la pensée directrice. On éprouve le besoin de discuter de ces choses le jour où l’existence humaine devenant incompréhensible et décevante, il nous faut chercher plus haut et découvrir un contact avec l’Esprit, le moteur de tout l’univers harmonieux, le véritable Être. Ce jour-là, on acquiert peu à peu la notion d’une vérité qui dépasse et remplace toutes les impressions, les sensations humaines et qui vous donne la véritable intelligence de la Vie. Peu d’hommes ou femmes sont prêts à admettre ces choses. Ils préfèrent leur petite tranquillité ou leurs maux, leur existence banale, ou leurs haines féroces. Tout ce qui constitue leurs plaisirs ou leurs combats. Je pense que peut-être un jour cela te servira de savoir où t(adresser si tu as besoin d’un réconfort qui ne soit pas seulement amical ou familial, mais extra-humain. Ce jour-là, je ne crois pas que les fastes d’une religion pompeuse puissent te satisfaire, non plus que les conseils de prêtres, souvent ignorants, ou inférieurs à leur mission. Il te faudra plus de substance pour pouvoir lutter mieux, et tu trouveras les méthodes convenables qui développeront ton esprit dans le sens qu’il faut.
Pour Frédéric, ce sera sans doute aussi nécessaire dès l’âge de raison de le confier à l’école de ce nouveau christianisme qui lui donnera une force, une perception infiniment plus grande, et lui permettra de se réaliser avec plus de sécurité. Les hommes de sa génération auront autant de problèmes à résoudre que ceux de la nôtre. Et il ne faut pas les ignorer, les esquiver ou employer de mauvais moyens. Nous aurons du reste plusieurs entretiens à ce sujet. Ne te tourmente point. Au contraire, le développement de tout esprit doit s’effectuer harmonieusement.
Sans avoir encore reçu les chemises, je suis persuadé que ce que tu m’envoies suffira. Veux-tu bien téléphoner à ma mère à qui je pense particulièrement aujourd’hui, l’assurer de toute mon affection, de ma présence constante, de la joie que j’ai à la savoir courageuse et patiente, et toute pleine de vertus (dis-lui tous ces mots), que je lui suis tout reconnaissant de ses efforts, et qu’elle aille heureuse vers la vie toute pleine de récompenses. Je sais qu’elle pense à moi avec une affection toujours renouvelée. Je ne peux lui écrire aussi souvent que je le voudrais, mais qu’elle sache bien qu’elle occupe mes pensées avec bonheur. Et remercie-la pour moi. Dis-lui qu’il n’y a point de séparation et que nous sommes toujours réunis dans la même existence patiente et parfaite.
Naturellement non, je ne perds pas confiance. On sort toujours de tout. Mon astrologue me prévoit une sortie puis une prison beaucoup plus dure et plus courte dans quelque temps. Après, c’est la liberté totale et les bonnes affaires jusqu’à la fin. On me prédit 73 ans d’âge. Tu vois que nous avons encore du temps devant nous. Seulement, quand en sortira-t-on ? Tout dépend des événements extérieurs – et intérieurs. Déjà le référendum semble meilleur. Je pense que les mois prochains verront les événements décisifs.
La belle histoire qu’il faut te raconter : très simple. Il était une fois un couple sans histoire parce qu’il était heureux. Entre eux, jamais de dispute, jamais d’inquiétude, jamais de tourments. Ils étaient assez sages pour se croire toujours jeunes, assez avertis pour ne pas tenir à des illusions humaines. Ils avaient de beaux enfants, des métiers utiles, aimaient leurs concitoyens et savaient se faire respecter. Ils passaient, indifférents, à travers la haine, les guerres, les luttes, les médisances, les tentations. Ils n’aimaient ni le plaisir, ni les solutions de force, mais la vie simple, grande, retirée des hommes, audacieuse. L’orage passa sur eux, sans les désunir. Tous les démons de la terre ne réussirent pas à ébranler leur existence. Ils devaient avoir reçu mission d’exprimer un bonheur caché. Leur substance secrète, éternelle, durait plus que la vie éphémère des sens. La mort vint pour l’un et l’autre. Ils ne furent point séparés et franchirent les frayeurs de la décomposition sans en être atteints. Ils virent là que les terreurs humaines n’étaient qu’un rêve et qu’il faut toujours lever la tête vers la pensée la plus haute pour être certain d’atteindre le but fixé. Et ils continuèrent leur chemin en paix, avec un courage grandissant. L’histoire n’en dit pas plus long. Il n’y a jamais d’histoire quand tout va bien.
Reçu colis. Bravo. Parfait. Demande à ma mère s’il ne reste pas chez elle un slip. Je n’arrive pas à le retrouver ici. Peut-être me suis-je trompé en lui en rendant un de trop la dernière fois. Sinon je l’aurais perdu peut-être. Pour le reste, tout va. Les pantoufles sont épatantes. Peux-tu trouver une bougie ? Et une éponge métallique ?
Il me reste bien peu de place pour t’embrasser. Et pourtant si j’avais à écrire une lettre toute entière consacrée à ce que je pense je mettrai sur ces deux pages une infinité de gros, gros baisers. Embrasse Frédéric. Dis-lui que son papa lui recommande de jouer en toute liberté, des développer ses muscles et d’être sage avec sa maman. On est sage quand on aime beaucoup. Ainsi suis-je sage.
J.
[1] Référendum du 13 octobre 1946 sur l’approbation du projet de constitution de la 4ème République : 33% d’abstentions – 53% de OUI et 47% de NON. Celui du 19 avril avait donné 43% de NON avec seulement 20% d’abstentions (note de FGR)