Dimanche 27 octobre 1946
Ma chérie,
Froid dimanche. Quoique très clair. Et belle campagne après nuit de pluie. Quelles hallebardes ! Ce matin le paysage fresnois est tout délavé ! Il manque la moitié des feuilles. Qu’elles vont vite les saisons ! Si la forêt était sèche, nous aurions été nous promener dans les bois sur le tapis de mousse et de feuilles mortes. Mais tout est trop mouillé, nous resterons chez nous, à faire du thé, à lire, à recoudre des boutons, à travailler… Voilà, surtout cela.
Ce matin, le camarade qui était impliqué avec moi dans l’affaire est venu annoncer que son avocat lui avait affirmé que mon dossier avait été transmis depuis mercredi !! Je bondis sur Flo. Pour tirer au clair cette histoire. Il me semble qu’il s’agit d’une erreur. On doit m’interroger encore deux fois en novembre, et l’instruction de clôture n’a pas été faite. Je dors donc bien tranquille. Il ne me semble pas possible que les choses se soient passées ainsi à moins d’instructions impératives du parquet : sait-on jamais ! Une quelconque intervention d’un méchant ? Veux-tu voir cela et me répondre d’urgence. Non pour me rassurer. Je suis blindé contre tout, mais pour que je puisse voir les choses en clair. Toute cette histoire me paraît invraisemblable.
Je suis bien content de te savoir travailler pour moi. Et ce n’est pas fini. Mais ce n’est pas seulement pour moi. C’est aussi pour toi, et pour des tas de raisons que je ne puis expliquer ici, tant il y en a. Tout un roman. Aimes-tu les romans ? Je les déteste. Ils se sont aussi faux que la vie que nous voyons par les fenêtres avec ou sans barreaux. Par contre, j’aime la vie qui est la vraie, l’intérieure, la réelle, celle qui aboutit à entortiller de cheveux blonds mon doigt, ou a dégrafer des boucles d’oreilles. Pour u roman, de la tendresse, intime, les yeux fermés, comme une prière, avec un flot d’émotions calmes, et l’amour qui passe embellissant les cœurs ouverts.
Froid ou chaud dimanche ? C’est selon. Si j’en crois les mains blanchies par l’air, le il apparaît qu’il fait froid dehors. Si je regarde mes pensées heureuses, il fait chaud là où il se doit. Comment ne pas être heureux quand tant de choses précieuses vous apparaissent, réjouissantes, qui sont la marque de notre constante bénédiction ? Tout est prétexte à s’extasier, les photos de Frédéric, comme les souvenirs et les projets, le présent de ce jour qui est de savoir que nous sommes toujours au sommet de la vague, non englouti, non menacé, tant le radeau tient bon, tant le courage nous soutient, tant nous avons d’amis dans le monde, tant nous avons été bien inspirés, tant la force qui nous anime est puissante et nous donne le triomphe sur toutes les épreuves. La haine qu’un monde déchaîné manifeste contre nous est un merveilleux tremplin. Jamais les facultés ne sont aussi éveillées, aussi prompte qu’à l’heure du danger. Bonne préparation pour les épreuves qui viennent, que celles subies depuis deux ans. D’une marche sur l’autre, nous arriverons à surmonter tout.
Et puis, il y a ceux qui nous soutiennent, les mères qui sont toujours près de leurs fils, au-dessus de tout argument. Et puis il y a Jeannette !!
Elle est bien douce, bien petite fille, bien cachée, avec l’air de n’y rien comprendre, ou de ne pas le vouloir, attendant son heure, patientant, préparant des petits paquets, donnant un coup de peigne à son magnifique bambin, tapant à la machine, s’endormant toute seule, mais non point seule, avec ses rêves —qui n’en sont pas— les assurances intimes, des impatiences qui se détruisent et cette foi de réussir qui soulève les montagnes. Jeannette sourit sur un puits. Jeannette montre des roses au photographe. Jeannette regarde Frédéric qui regarde le papillon qui, lui, regarde la liberté de butiner. Jeannette a les yeux vagues et les lèvres pincées sur quelque chose qui se passe à gauche dans l’atelier du photographe. Jeannette sourit aux projecteurs. Il y a les rubans dans les cheveux, les robes rouges de Jeannette, les roses rouges, les mimosas, les cactus de Jeannette.
Il y a les yeux marrons, les petits sourires, les timides demandes, les attentes muettes de Jeannette. C’est peut-être bien à cause d’elle que les des hommes généralement bourrus ne regardent plus tellement l’animosité qui les pousse à se précipiter sur un coquin d’adversaire à langue habile. On voudrait lui éviter toute peine. Et moi aussi. Elle mérite bien d’avoir le bonheur qu’elle veut ; on le lui donnera sans doute, à force d’attendre, et de vouloir. Peut-être n’attendra-t-on plus tellement longtemps. Ne calculons point.
J’ai lu cette semaine la vie d’Andersen. Seul, dès l’âge de 14 ans, il dut lutter contre l’adversité avec une ténacité extraordinaire, gagnant une à une chacune des étapes de son succès et arrivant à une gloire bien fragile, et au succès d’estime et d’amitié. Notre destinée semble plus difficile, car nous ne cherchons point les éloges des hommes, mais une vérité qui, généralement, déchaîne les cris des ignorants et des brutaux. Ce genre de chercheurs a toujours été moins persécuté. Le monde M. qu’on le flatte. Nous ne sommes pas décidés à ces concessions. Dans la crainte d’être frappée, la société matérialiste cherche à se débarrasser de nous. Elle n’y parvient point. Sa rage augmente. On nous promet les pires supplices. Savoir qui gagnera.
Voilà pourquoi Jeannette attend. Mais sa patience est inépuisable…
Ah ! Tu n’aimes pas ma dernière lettre ! Par ce que je dis qu’il faut donner à Frédéric une éducation rationnelle. J’ai eu tort de prononcer le mot : « religieuse » qui est faux, embrumé de vieilles théocraties dogmatiques. Il faut lui enseigner dans quelque temps (dès l’âge de raison, six ans) la véritable métaphysique chrétienne. Mais pour cela, faudrait-il que sa maman en sache un brin. Je lui dirai ce qu’il faut faire pour la trouver. Et cela se passera entre nous deux. Il ne se mêlera point de tierces personnes pour la conseiller et se mêler de ses affaires. Donc un jour, je prendrai Jeannette par la main pour lui enseigner le b.a. ba. moyennant quoi elle écoutera la leçon avec attention, et elle apprendra à marcher dans le sentier de la vie. La chose n’est ennuyeuse que pour les gens ennuyés ou ennuyeux. Mais pour Jeannette qui est toute gaie, c’est le soleil du matin plus vif, les heures plus complètes et plus douces, le sourire plus actif. Rien de compliqué dans la musique des choses comme dans celle des notes. Il y a toutes les manières de chanter, de peindre, de jouer, de rire, de travailler. Il faut se développer dans une vie si riche que tout ce qui soit de toi devienne objet précieux. Nous ne touchons que de l’or pur. Si comment la musique la plus haute pourrait-elle détraquer l’harmonie ? Et l’harmonie n’est pas pour un enfant de jouer comme un petit animal échappé de la ruche, mais de prendre conscience de sa qualité d’homme, et devenir un énorme lutteur par l’intelligence et la technique, capable de renverser tous les obstacles et d’imposer son esprit méthodique au désordre public.
Pour les échecs, si ce ne sont que des brochures peuchère, prend les toutes les trois, et fais les moi parvenir au plus tôt, avant même l’Albarran [1], car pour ce dernier jeu, nous sommes actuellement un peu en difficulté (je veux quand même m’y perfectionner). Si ce sont des bouquins chers, prend d’abord :
- Comment commencer une partie,
- Comment devenir un brillant joueur d’échecs,
- Pièges.
Tu verras, a-t-on choix. J’espère que tu as pu rendre la brochure que tu m’as montrée l’autre jour. Vérifie si les titres qu’on te propose sont beaucoup plus complets.
En résumé pour ce dimanche, à part l’indication que je voudrais avoir de la non-valeur de l’argument diffusé par l’avocat de mon associé, tout va fort bien, car tu m’es aussi présente par le souvenir que si tu étais à cette heure dans mes bras, à te balancer sous un lustre à six bougies, à te regarder rire dans une glace chinoise, à t’essouffler sur un tapis arabe, à t’endormir dans un lit d’une étroitesse rare, à te réveiller sous une pluie de caresses tumultueuses. Pour aujourd’hui je ne t’en dirai pas plus.
Téléphone à ma mère ceci : un camarade lui réclamera sous peu robe de chambre et couverture. Pour la robe de chambre, qu’elle la rende. Pour la couverture, elle ne l’a jamais reçu. Qu’il s’adresse à moi. Je t’ai assez bousculée pour ce dimanche. À ce soir. À demain.
Lundi 17h.
J’ai pensé à toi souvent aujourd’hui, pour ne pas dire toute la journée. D’abord en relisant ce que j’écrivis la veille, puis en recevant un pneu de Flo. m’annonçant que le dossier était transmis au commissaire du gouvernement pour une autre affaire et que mon instruction s’en trouverait retardée d’autant. Par conséquent, il faut attendre qu’il revienne. C’est une simple communication sans autres conséquences. Donc pas de remue-ménage. Je ne sais combien de temps le commissaire le gardera.
J’ai donc pensé à toi à ce sujet, puis en recevant mon colis, en recevant une liste si impressionnante de choses écrites de ta main, et en dépliant une boîte de fleurs. Trois œillets. De quoi vivre sept jours. Trois mimosas. Toute une Côte d’Azur. L’adresse d’un prisonnier écrite une main habile, avec des lettres carrées, volontaires, décidées. Toute une présence. On t’aime beaucoup pour ta boucle de ceinture cassée, pour les enfants qu’on te fera, pour les cheveux d’or de Frédéric, pour ton assiduité.
Le ciel est devenu bleu tendre, mauve, rose, avec de grandes bandes indigo, contre une terre qui se noie dans une brume qui tend au bleu de Prusse mêlée de traînées vertes. Tout cela est très sombre, automnale, doux, lancinant à force d’être chromo. Et pourtant Cézanne, et pourtant Monet, peignaient bien ces grands paysages tristes ou s’allume la tour Eiffel, autour de quoi tournent quelques souvenirs sans regrets. Dire que tout cela est livré maintenant à un nouvel occupant : le pirate international, le pire, le gangster anonyme, l’heimatlos [2] à carte d’identité quelconque qui, toujours trafiquant, vole sans répit, pour le compte de son seul appétit. La France était grande quand l’honnêteté y régnait. Il y a très longtemps.
Voilà qui me fait t’embrasser davantage pour avoir le plaisir de retrouver dans le creux de ta nuque un peu grâce pure. Voilà qui m’exalte dans la pensée grecque, où l’harmonie joue à flot sur les lignes et les volumes. Voilà qui me rapproche de tes yeux où passent des musiques inconnues. Soit sage et tais-toi. Qu’on s’écoute parler dans le silence. Et ferme les yeux, qu’on regarde la vie en face sans être dérangé par les objets. On t’embrasse. On t’aime. On te comprend. On t’écoute vivre. On t’attend. On te souhaite patience ! Envoie-moi
- des clous–petits–2 cms,
- des attaches parisiennes qui percent pour 100 ou 200 feuilles.
J.
[1] Pierre Albarran (1894-1960) est un joueur et théoriste du bridge, auteur de Bridge, Nouvelle méthode de nomination (1946) – (note de FGR)
[2] Heimatlos (droit) : qualifie quelqu’un qui vient de perdre sa nationalité et n’en a pas encore acquis une autre. Syn : apatride, étranger, sans nationalité, sans-patrie, métèque… (note de FGR)