JM à JR (Fresnes 48/05/23)

 

Dimanche 23 mai 1948

Ma chérie,

J’ai eu deux bonnes lettres de toi cette semaine, et pleines de substance. Bravo ! Quelques mots seulement réjouissent, font que l’esprit se repose sur des réalités précises, nous unissent dans la même marche. On a tant besoin de savoir que les pensées coïncident. Il faut se le redire. Ce n’est point tant plaisir que nécessité.

J’ai relu La Cuve. C’est, je crois, assez bon. Ce genre de traité ironique mi-métaphysique, mi-pamphlet sur un thème religieux me semble correspondre aux besoins de l’heure. De même Empyrée ne me déçoit pas. Je crois que là aussi, il y a un effort. Attendons E de R ( ???). On verra si l’auteur est égal à lui-même.

Grosse crise ce soir. Je me sens tout à coup plein d’une tristesse lourde due au remugle d’un passé sentimental chargé d’orages. On est quelquefois atteint par un vieux printemps vulgaire qui sommeille dans quelque coin. Te dirai-je que dans ces heures troubles, j’ai une profonde horreur des femmes et des nécessités basses de l’existence charnelle. On lève la tête vers un air pur pour y inspirer des bouffées de quiétude. Le combat est des plus violents. Le prisonnier se bat souvent avec son propre spectre. Tout cela pour avoir subi au loin les sarcasmes de quelques prostituées qui crachaient à travers les grilles des chansons obscènes. La vulgarité m’est de plus en plus odieuse. On se sent Sisyphe assez souvent. Toujours certain de remonter un rocher pesant sur une pente glissante.

Et au fond, tout cela n’a pas de réalité. Cauchemars.

Je n’ai pas de nouvelles de Flo. Sans doute les derniers pneumatiques lui auront indiqué toute la voie à suivre. J’espère que tout ira bien. Je suis certain que tout ira bien. Tout ce que tu me dis sur les dispositions prévues après les vacances me confirme que nous avons agi sagement en attendant jusqu’aujourd’hui. Il faut encore faire un effort. Et nous verrons enfin plus clair.

Pour que je n’oublie pas. Dans prochain colis : 1 bougie SVP et des cure-dents (en masse). Sur une grande revue de luxe j’ai vu un fragment de l’Oreste d’Anouilh. Je trouve cela très mauvais. Et pourtant Antigone paraissait bien. Mais le procédé de présentation des personnages ne peut être employé deux fois. Et le texte apparaît non point puissamment théâtral mais facile et littéraire.

Par contre, j’ai lu une pièce charmante de Claude André Puget : Un petit ange de rien du tout. Délicieuse comédie pleine d’esprit et de talent, bien écrite. Voilà de l’excellent théâtre.

On vient de m’éteindre la lumière. Je n’ai presque plus de bougie. Donc bonsoir. Bonsoir. Bonsoir… à demain. On pense à toi avec tendresse.

Lundi matin.

On pense toujours à toi avec encore plus de tendresse. Je ne crois pas t’attribuer de qualités imaginaires. Tu démontres déjà beaucoup. Que de dévouement et d’amitié, et plus encore. C’est que, vois-tu, je me suis tant méfié des femmes. Et puis toujours (vu les expériences) que je n’arrivais pas à imaginer qu’on puisse m’aimer de façon désintéressée. C’est-à-dire, en dehors de l’argent ou du plaisir. Il faut que ce soit toi qui fasses mentir toutes les autres. On te sent vraiment accrochée par quelque chose de plus haut que l’intérêt physique. C’est reposant.

Voici que je reçois illico ta lettre de vendredi. Bravo pour E de R. Je te parlerai bientôt d’un nouveau travail. J’espère cette fois que le parloir nous réunira jeudi. Il y a des plaisanteries qu’il ne faut pas prolonger.

Le colis est parfait, et les fleurs bienvenues. Merci pour le thé. Et pour tout.

19h.

Je viens de relire Fidèle. Cela me semble bien puéril. Écrit platement. Atmosphère assez jolie. Laisse impression de fraîcheur. Mais c’est mièvre. Il y aurait un gros travail à faire dessus pour que le bouquin puisse être viable. Quoique, à la réflexion, il n’y ait qu’à roder un peu les descriptions, élaguer les adjectifs et redresser la niaiserie.

Ce qui est navrant, c’est qu’à quelques années de distance, on n’apprécie plus du tout ce qu’on a écrit. On est toujours obligé de se dépasser, de sorte que notre propre prose devient pour nous témoignage d’erreur ou étape médiocre. Et pourtant, il semble aussi que, si nous avons conçu, à ce moment, une certaine vérité, ce travail en soit utile pour ceux qui suivent le même chemin. Les œuvres des poètes sont des jalons. Beaucoup s’effritent très vite parce qu’édifiées d’un souffle personnel. Seul subsiste la beauté parfaite, l’intelligence intuitive illimitée. C’est bien rare.

Quelquefois aussi on met des années pour faire un enfant, un monstre littéraire. Et puis l’enfant meurt, ou grandit. Mais la conception est quelquefois très lente. La formation exige plusieurs années et l’on rode l’animal avec une patience qui exige un effort quasi surhumain.

Je ne peux plus travailler qu’à l’extrême ralenti. Ces derniers jours surtout. Il faut surmonter une foule d’arguments terribles, dont le premier est une sorte de désespoir humain d’avoir toujours tout à recommencer pour rétablir son équilibre le plus haut, et surtout de ne pas posséder la pureté et l’énergie qu’il faut pour réaliser son idéal entier. Que ne sommes nous au point de l’absolu désintéressement ! Du travail parfait, inspiré, soutenu par une présence continuelle. On a de plus en plus des milliers de liens à rompre, comme si tout à coup, un homme, qui jusqu’alors se croyait lié à la terre par les quelques planètes visibles et les quelques centaines d’étoiles du ciel que nous voyons habituellement, découvrait que des millions et des milliards d’astres l’entourent qui exercent sur lui une pression de tous les instants. On se sent prisonnier d’un système géant. Pour le rompre, il faut porter sa conscience à bout de bras, au-delà du monde. Quand le Christ disait : prends courage, j’ai vaincu le monde, il voulait dire : j’ai tué l’humain en moi. Je n’ai plus conscience d’autre chose que d’un principe divin. Je ne me reconnais plus comme étant un individu de chair. L’Esprit m’a pénétré complètement. Il s’exprime parfaitement par toute m’a conscience illuminée.

Dès lors, il perdait poids et chagrin, douleur et plaisir, démon et ambition. Ce qu’il nous faut. Je parle sérieusement.

L’expérience faite ici aura eu des côtés très durs. La souffrance est une bonne chose quand elle nous réveille de nos passions morbides. Je suis obligé en ce moment de me battre avec un serpent de taille. Peut-être celui du Paradis Terrestre. Adam n’était pas du tout satisfait d’avoir perdu une côte pendant un sommeil idiot. Il me faut toute ma force la plus vive pour échapper au gouffre d’un ennui qui, au fond dure depuis l’enfance, et qui s’est réveillé, pour quelques heures seulement, au souffle du printemps. Dès que je pense au monde extérieur ma pensée dégringole dans l’abîme, comme si l’on tombait du haut d’un glacier. Heureusement, pour ceux qui prient, la neige est molle.

Je t’embrasse petite chérie. Tu écris très bien tout ce qu’il faut. Et l’on devine entre les lignes tout ce que tu penses de bon.

Veux-tu bien me mettre encore dans le prochain colis une vingtaine de feuilles de papier blanc mais parmi celles-ci glisses-en quelques unes de papier pelure très léger, quoique possible à utiliser pour la plume. On t’embrasse mille fois.

J.

Et le Frédéric bien sûr. Il a toute mon affection.