Lettres de mon père à ma mère, année 1946

  • Samedi 5 janvier : « Mes camarades qui reviennent de quelque centrale nous ont fait le récit des brutalités, des vexations, auxquelles ils ont été soumis. Ici, nous n’avons pas lieu de nous plaindre. »
  • Lundi 14 janvier : « J’ai été ravi de savoir que les socialistes s’engueulent entre eux. Cela marque une évolution de la situation qui est favorable pour le pays. »
  • Lundi 21 janvier : « Ce quartier Diderot est lamentable, comme tous les quartiers. Il n’est de grand chic que Fresnes. »
  • Lundi 28 janvier : « Il est magnifique ton colis. Il est supérieur. Il est ahurissant. Il est passionnant. Il est épatant, savoureux, prometteur, distingué, complet, extraordinairement nuancé. »
  • Lundi 4 février : « tel qui croyait être le maître tout puissant, terroriste hier, et grand pontife aujourd’hui, se retrouvera demain cul par-dessus chaise et broutant l’amertume de ses méfaits […] Envoie moi des cure-dents de plume et non de bois. »
  • Lundi 11 février : « Je veux, j’exige impérativement mes trois lettres par semaine, régulières, complètes, bourrées de choses intéressantes et contenant une substance savoureuse appréciable, réconfortante. Bref… l’équivalent spirituel des colis […] J’ai eu l’honneur d’être confronté samedi avec le chef des FFI qui pille mon appartement et fit emporter de chez toi tous mes objets. Il n’a pas changé. Aussi indélicat et bête que l’année dernière.  »
  • Lundi 18 février : « un sérieux effort pour me raconter tes soirées au théâtre. Vous sortez beaucoup Mademoiselle, heureuse spectatrice de mondanités […] le rôle d’un garçon dans une famille particulièrement féminine c’est de démontrer dès l’enfance l’autorité souveraine du mâle. »
  • Lundi 4 mars : « maintenant j’ai la certitude de m’en sortir car de nouveau évènements se préparent de tous côtés »
  • Dimanche 10 mars : « Nous n’avons pas vu Jeannette hier. Qu’est-il arrivé pour qu’elle manque un si précieux rendez-vous ? […] Veux-tu bien de temps en temps taper des « Barreaux d’Or »
  • Jeudi 14 mars : « Comment va le petit ange ? Car c’est un ange. Nous nous refusons à voir ici le démon remuant qui casse les assiettes, déchire les robes et impose sa volonté opiniâtre à des femmes extasiées devant la vigueur véhémente de ses injonctions jupitériennes. »
  • Lundi 8 avril : « Alors, vraiment le Frédéric de tout le boulevard Diderot est le plus intelligent de tout le Paris d’aujourd’hui ? »
  • Lundi 15 avril : « Alors vraiment, tu veux bien habiter avec moi ? Mais pour l’instant je n’ai que ma poche gauche à t’offrir. »
  • Lundi 22 avril : « Car jeudi, jour solennel. Tu viendras en grande compagnie me montrer l’astre du jour qui resplendit sur tout le XIIème arrondissement. »
  • Lundi 29 avril : « Vous étiez tous les deux fort beaux dans la cage, jeudi dernier, vous la mère, et son fils. Il est splendide. Il a l’air d’un lion. Il te bat avec une autorité admirable. »
  • Samedi 4 mai : « surtout n’envoies plus de livres dans les colis. Défendu par un nouveau règlement. Il faut une autorisation spéciale de la direction. »
  • Lundi 13 mai : « La conversation dans la cellule roule sur les femmes depuis tout à l’heure. »
  • Lundi 20 mai : « On sent chez toutes les femmes un tel sentiment d’inimitié contre le mâle […] tout cela à propos des romans de Colette que je n’aime pas, grand écrivain détestable, poule à gigolos et à vice d’un inestimable talent de paysagiste, fille de peu, grandiose et mesquine, terriblement dépravée, »
  • Lundi 27 mai : « J’ai vu un de mes camarades d’étage qui est spécialiste d’examens graphologiques. Il m’a dit de fort bonnes choses (très sincèrement, très étonnant ce type, un remarquable don de divination) […]  Il m’a prédit que je vivrai jusqu’à 91 ans. Tu vois que nous avons le temps d’avoir des enfants. Comme le premier est très réussi, il inaugure une longue et florissante série… »
  • Lundi 3 juin : « Alors la France a voté […] On se demande quelles vont en être les conséquences pour nous, et les « si » et les « car » courent les couloirs. Je ne t’en dis pas plus, la censure n’autorisant pas les discussions politiques. »
  • Lundi 10 juin : « À propos, où en sont les B. d’Or ? Je voudrais bien en avoir un exemplaire pour le corriger […] Tu sais que j’ai l’autorisation du juge pour cela. C’est une des pièces capitales de ma défense. »
  • Lundi 17 juin : « J’ai lu dernièrement la vie romancée d’un personnage de la Révolution qui avait épousé la 26ème fille d’un quelconque gros paysan des environs. Il n’avait eu que des filles. 26 ! Voudrais-tu 26 garçons ? C’est ainsi qu’on fait les peuples forts et les familles riches. Seulement il faudra un autre régime pour les faire vivre, car je ne vois guère, avec les appointements actuels, comment donner la becquée à tous ces moineaux, à moins de se faire agriculteur et d’avoir à côté de soi une vingtaine de solides gaillards pour défoncer le sol et semer la pitance. »
  • Lundi 24 juin : « J’ai assisté de la fenêtre de mon car à la manifestation de l’autre soir. C’est du joli. Le cheptel manifestant a baissé depuis 36. Ce ne sont plus maintenant que pâles petites lopes amaigris et pétrolasses séchées […] C’est vraiment le torrent de boue rouge. »
  • Lundi 1er juillet : « Le pire est que le peuple écoute en se demandant si les dits farceurs n’ont pas raison. Plus la science matérielle progresse, plus il y a de badauds. On n’aura jamais vu de pareils crétins. Le premier acte d’intelligence consiste à savoir discerner entre un mensonge et une vérité. Mais ceux qui n’acceptent que les mensonges sont de bien pauvres bougres. »
  • Lundi 8 juillet : « Je me suis senti moi-même le jour où j’ai abordé le journalisme de combat, la bataille politique, l’action secrète ou publique. »
  • Lundi 15 juillet : « Tout d’abord je te défends […] de te faire du mauvais sang pour mon humble personne […] Tout va fort bien. Le moral est excellent, le physique […] aussi, »
  • Lundi 22 juillet : « Je sais bien que tu préférerai que je ne t’écrive point et que je remplace mes pattes de mouche par ce que tu appelles de véritables baisers.. »
  • Dimanche 28 juillet : « Dis à ma mère ceci : Comme mon fils ne m’a pas écrit depuis son départ, je le prive de visite de jeudi prochain. Dis le lui officiellement, et qu’elle le lui fasse savoir. Je lui défends de venir jeudi, et c’est toi qui viendras. Arrange cela avec elle, je te prie. C’est très sérieux. Elle n’a qu’à dire à l’enfant ce que j’ai décidé. »
  • Dimanche 4 août : « Tu étais fort, fort jolie jeudi, toute prisonnière dans ta cage. Pourquoi ne viens-tu pas habiter ma cellule avec moi ? »
  • Lundi 12 août : « Tâche de m’apporter de bonnes nouvelles de l’extérieur. Du reste elles ne nous manquent point ici, et quand elles ne nous plaisent point nous en inventons d’autres. Tout le monde est content. »
  • Lundi 19 août : « Est-il vrai, vrai ? vrai-vrai-vrai ? que, comme tu l’as déclaré solennellement la dernière fois, tu me suivras partout – « où tu voudras » as-tu dit. Tu l’as dit. Tu l’as dit ! »
  • Dimanche 25 août : « Tout ce qui semble exister dans ce monde faux n’est-il pas voué à la destruction : les haines, comme les luttes, comme les procès, comme les projets de constitution »
  • Dimanche 1er septembre : « Pour l’instant nous ne sommes encore qu’un apprenti. À côté de la perfection absolue que de pas à franchir. J’aurais voulu être à la fois poète, acteur, musicien, peintre, sculpteur, architecte, metteur en scène de cinéma, auteur dramatique… Et chef d’État. »
  • Lundi 9 septembre : « Petite compagne, tu mets trop de choses coûteuses dans les colis et je te défends de te priver le moins du monde ou de faire des folies qui grèvent ton budget. Il faut être raisonnable [….] Crois que tu m’apportes beaucoup, disons tout, avec ta tendresse et que même s’il n’y avait que les mots que tu dis, que les pensées que je sens, cela suffirait. »
  • Lundi 16 septembre : « Il faut prévoir d’urgence les événements les plus importants. Je crois que nous allons à la plus grave des crises – qui nous permettra de nous libérer de nos ennemis, et de sortir de notre trou. Sois prête à toute éventualité en cas de conflit international. En huit jours, il faudra tout liquider et partir. Peut-être en moins de temps. Tu peux déjà acheter (c’est très sérieux) des sacs de montagne (on emporte beaucoup de choses sur le dos), du matériel de camping, des conserves (comme si nous devions attendre 8 jours ou davantage dans un port ou passer la frontière par des moyens pédestres. »
  • Lundi 23 septembre : « Situation extérieure ? Tu connais mon avis. J’espère que tu suis mes conseils. Prends tes précautions. Tous les jours nous apportent des espoirs et des précisions dans le même sens. Peu à peu la coupe se remplit. Elle finira par déborder. Aujourd’hui grève des fonctionnaires. Demain, effondrement de ces bandes qui ont usurpé leurs fonctions de dirigeants. »
  • Samedi 28 septembre : Lettre extrêmement brève de 3 lignes qui sera peut-être suivie le lendemain d’explications. Il doit y avoir urgence pour modifier le parloir du jeudi qui vient où il veut que ma mère vienne seule.
  • Dimanche 29 septembre : « Pour des raisons qui touchent au procès, j’ai besoin de ne pas rompre de la façon aussi brutale et définitive que je voudrais les relations avec qui tu sais […] Or, il se trouve que je suis en face d’une personne dont la jalousie et l’intérêt (Oh ! Tout financier) s’est réveillé depuis quelque temps. »
  • Lundi 30 septembre : « Ce matin, à 6h, on est venu me chercher. Habillage en hâte. Bout de saucisson, boîte de conserves, panier à salade. J’ai passé la journée à traduire de l’anglais dans une pièce froide – et ai témoigné pour une inculpée pendant deux heures de confrontation. »
  • Dimanche 13 octobre : « Ainsi la France a voté Oui, par une majorité aussi miteuse ! 33% d’abstentions. C’est un suicide. Ce pays ne réagit plus, n’est plus guidé. Il va à la dérive. »
  • Dimanche 20 octobre : « Hier, instruction. Ce n’est pas fini. Je dois revenir en novembre. Là, je déposerai peut-être un rapport qu’il faudra taper rapidement. On nous donnera bien trois semaines. J’ai l’impression que le dossier sera clos vers fin décembre. »
  • Dimanche 27 octobre : « Ce matin, le camarade qui était impliqué avec moi dans l’affaire est venu annoncer que son avocat lui avait affirmé que mon dossier avait été transmis depuis mercredi !! Je bondis sur Flo. Pour tirer au clair cette histoire. Il me semble qu’il s’agit d’une erreur. On doit m’interroger encore deux fois en novembre, et l’instruction de clôture n’a pas été faite.. »
  • Dimanche 3 novembre : « Viens seule. Frédéric est charmant mais je préfère te parler précisément sur beaucoup de points. »
  • Lundi 11 novembre : « Depuis ce matin, on se perd en suppositions, suggestions, sur le sens des élections. Bonnes ? Mauvaises ? Les uns crient à la catastrophe, d’autres à la victoire. Pour moi, elles m’apaisent autant qu’elles m’indiffèrent. »
  • Dimanche 17 novembre : « Rentre de l’instruction. Tout va bien. Il faut se dépêcher beaucoup pour la note. Que Liebmann la porte cette semaine. Je la corrigerai, la lui remettrait aussitôt, pour être retapée. Elle doit être déposée samedi de la semaine prochaine (30 novembre) mais pas avant. »
  • Lundi 25 novembre : « Les nouvelles générales ne sont point trop mauvaises. Recul du désordre dans France. Décisions de fermeté implacable dans les pays civilisés contre cette Russie communarde où l’on continue à tuer et déporter au nom de la défense de la personne humaine. »
  • Dimanche 1er décembre : « Ne t’inquiète pas pour l’argent et Floriot. J’ai écrit ce que j’avais à dire, et je pense qu’on fera ce que je dis. Tu as l’air de t’inquiéter que j’aie encore remis mes intérêts entre les mains de mon ex-femme. Je l’ai fait parce que mon commanditaire aurait mal compris que je laisse sa société entre les mains de tiers, et il m’était difficile de procéder à des explications trop difficiles. C’est un personnage timoré, terriblement difficile à manœuvrer, et qui demande de très grandes précautions […] je pense que je réussirai d’ici peu à réunir un conseil de famille pour mettre au point beaucoup de choses. Mais je voudrais d’ores et déjà que tu saches que si, apparemment —et pour mon fils— les relations doivent continuer entre la personne qui te tourmente (et tu ne devrais point) et moi, tout est rompu absolument entre nous. J’ai maintenant entre les mains les documents permettant mon divorce, et j’ai signifié à ma femme décision de rompre complètement toute relation. Toutefois jusqu’à la fin de mon incarcération je suis encore obligé à certaines contenances. Aussitôt libre… tout sera consommé »
  • Dimanche 8 décembre : « Pour l’affaire, tu sais mieux que moi ce qu’il faut faire. Et surtout tu es mieux placée que moi. »
  • Dimanche 15 décembre : « Je viens de lire ce matin d’excellents textes de Montherlant qui n’aime pas les femmes. Comme je le comprends […] s’il avait raison en ce qui concerne toutes les femmes, il avait tort en ignorant qu’il existait pour le moins une exception. Ce que c’est que ne point t’avoir connue. »
  • Dimanche 22 décembre : « Il faisait -19° à un thermomètre de Fresnes. Les tuyaux d’eau sont gelés à notre étage. Nous sommes donc obligés de nous rationner maigrement pour les quelques gamelles d’eau  indispensables pour thé, café […] Il semble que la température baisse encore. Quand nous en serons à -68° nous serons en Sibérie, un avant-goût du bolchevisme ? »
  • Lundi 30 décembre : « Est-ce qu’il te les défait tes boucles, le Frédéric ? Comment se comporte-t-il ? En vaurien ? En mâle ? […] Si c’était à refaire, tu ne recommencerais pas, hein ? Et tu veux encore une fille ? Zut. Pas de discussion. Je t’en ferai douze. Ah ! Tu ne m’écris pas. Et six garçons encore. Tous blonds, tous endiablés, tous formidablement passionnés à te tirer les cheveux […] À la troisième génération tu auras peuplé une province d’Argentine. »